D’une flammèche au brasier

Par Sarah Juilland

Une critique sur le spectacle :
F(l)ammes / D’Ahmed Madani / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 25 au 29 septembre 2018 / Plus d’infos

© François Louis Athénas

F(l)ammes – deuxième partie du triptyque Face à leur destin d’Ahmed Madani – est un spectacle qui donne chaud, tant aux corps qu’aux cœurs. Au fil de la représentation, le public est embrasé par cette création éclectique, où fusionnent confidences, chants, danses et même démonstrations de karaté. Cette chaleur humaine est offerte par dix jeunes femmes aux origines hétéroclites, qui ouvrent les portes de leur intimité en partageant leurs chemins de vie, leurs fragilités et leurs forces. À travers un regard anthropologique enveloppé de poésie, Ahmed Madani interroge l’histoire de l’immigration en France, la construction des identités et le rapport aux racines. Le spectacle est un hymne à la diversité, mais également à ce qui nous unit les uns aux autres, peu importe notre sexe, notre couleur de peau ou encore notre texture capillaire. F(l)ammes est un brasier d’émotions, que chacun attise de son étincelle d’humanité.

La tonalité intimiste de la pièce résonne dès l’abord, à travers le bruissement d’un feu de camp crépitant, annonciateur de fables, récits légendaires et confidences. L’atmosphère se précise par la projection d’images sylvestres sur un écran blanc en arrière-fond, et par des enregistrements nébuleux de voix féminines. L’aménagement de l’espace scénique situe les spectateurs dans une ambiance de communion et d’échange. Sur le devant de la scène trône un micro sur pied, prêt à accueillir les mots – mais aussi les maux – des protagonistes. Une femme, tout sourire, fait son entrée en fredonnant un air dans une langue inconnue. Elle se présente au public en s’adressant directement à lui, puis se lance dans un monologue personnalisé évoquant sa vie en banlieue – « une forêt très sensible » – et son amour pour l’éducation et la culture. Peu à peu, le feu qu’elle vient d’allumer de ses propos s’intensifie par l’arrivée d’une, de deux, puis finalement de neuf autres f(l)ammes qui livrent, chacune à leur tour, un morceau de leur identité. D’une façon kaléidoscopique, anecdotes et histoires personnelles se succèdent et s’imbriquent, jusqu’à former une mosaïque d’humanité, faite de souffrances et de peines mais aussi de force et de caractère. Pendant que l’une s’exprime, les autres patientent et l’écoutent respectueusement, assises sur des chaises à l’arrière de la scène. Une lumière chaude caresse les visages et dédouble les corps, projetant les silhouettes au sol à la manière d’un théâtre d’ombres chinoises.

Bien qu’elles ne soient pas actrices de profession, ces femmes éblouissent par leur aura scénique, leur prestance et leur éloquence. Toutes issues de milieux populaires français, elles se font progressivement actrices de leur vie en se racontant sur scène, devant un public. Leurs témoignages authentiques se trouvent « fictionnalisés » par la mise en scène et le travail d’écriture. Les sujets abordés sont hétérogènes, allant de la simple anecdote à la légende et de la plaisanterie aux larmes. L’une rappelle le mythe d’Ulysse et l’attente inlassable de Pénélope ; une autre parle de son attirance pour la culture japonaise et de son style hybride – « je suis une mosaïque kaléidoscopique » – ; une autre se confie à propos de violences subies dans son enfance ; une autre rit de sa prétendue banalité ; une autre s’insurge contre le patriarcat ; une autre se réjouit de l’indépendance algérienne vécue par ses parents. Au cœur de ces discours de prime abord décousus, se cachent des questionnements partagés autour de la place des femmes dans la société et de la difficulté de se construire et de s’affirmer en tant que personne. Toutes ces jeunes femmes semblent tiraillées entre l’envie et le besoin de se singulariser d’une part, et l’attachement à leur origine et à leur famille – cette « prison pleine d’amour » – d’autre part. Au fur et à mesure de la représentation, les monologues s’éteignent au profit d’une explosion de danses, de cris, de musiques et de chants. Cette effervescence collective gagne finalement le public, qui s’enflamme à son tour et se fait entendre par un tonnerre d’applaudissements.

En travaillant sur l’individu et la différence, Ahmed Madani forme le dessein de toucher l’universel par le particulier : « Il s’agit de chercher à travers la singularité d’une personne sa dimension universelle ». Les témoignages de ces femmes, toutes différentes mais douées d’une certaine force de caractère, dressent un tableau coloré et vivant du monde dans lequel nous vivons. Elles se livrent sans filtres et font part de leurs peurs et faiblesses. Pourtant, ce n’est pas de la fragilité qui émane du spectacle : c’est de l’humanité. Avec justesse, le dramaturge parvient à saisir la diversité tout en nous unissant dans nos différences, au nom du partage. Geste à la fois poétique et social, F(l)amme est un melting pot d’humanité qui illustre le propos de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss : « La diversité des cultures humaines ne doit pas nous inviter à une observation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent » (Race et histoire).