Une valse à mille temps

Par Coralie Gil

Une critique sur le spectacle :
Automne / De Julien Mages / Mise en scène de Jean-Yves Ruf / Théâtre la Grange de Dorigny / du 12 au 15 avril 2017 / Plus d’infos

© Vicky Althaus

Un couple âgé, une heure et demie d’avance au théâtre. L’occasion de lire le programme, de s’interroger sur le titre du spectacle, de faire surgir les souvenirs, en un dialogue rendu étrange par l’habitude de se voir tous les jours depuis cinquante ans, ponctué de silences et d’inattention. Ne pas savoir quoi dire fait surgir la parole. Tout à coup, il faut tout se confier. Automne de Julien Mages, mis en scène par Jean-Yves Ruf, provoque un subtil mélange d’émotions.

 Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Tu vois je n’ai pas oublié.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Les souvenirs et les regrets aussi,
Et le vent du nord les emporte,
Dans la nuit froide de l’oubli.
Jacques Prévert

Une valse soudaine. Valse de Vienne, dansée par le vieux couple subitement rajeuni d’une trentaine d’années. Valse à mille temps, brusquement arrêtée : la femme, triste tout à coup, va se rasseoir. Immobilise la danse et l’éveil des souvenirs d’antan. Temps mort. La vie doit reprendre son cours au présent, des choses importantes doivent être dites avant le trop tard, avant le début du spectacle, avant le début de la fin : l’oubli.

Le texte de Julien Mages, mis en scène par Jean-Yves Ruf, valse lui aussi entre des instants de pure poésie, liés au passé, le temps des foins et de la Villette sur la terrasse, et le concret du moment présent, dans un langage direct et quotidien, souvent drôle parce qu’en décalage avec le registre poétique. « Ce qui m’attriste, Paul, c’est d’oublier le nom des canards », dit la femme à son mari. Le texte parfois rappelle Proust et Prévert dans l’évocation des souvenirs, tandis qu’à d’autres moments, le dialogue se fait piquant. Yvette Théraulaz et Jacques Michel livrent les mots avec simplicité, ils réussissent à dire et faire entendre cette alternance de styles avec beaucoup de naturel, sans jamais rendre le texte trop lyrique. Même embarqués dans le registre du souvenir, même rêvassant au passé, ils émettent une parole concrète, qui sonne toujours juste. Souvent, leurs regards ne se croisent pas, si ce n’est pendant la valse, ou au moment de l’aveu de l’oubli à venir.

Sur scène, des sièges rouge vif. Sièges de théâtre disposés en rang irréguliers. Ici : trois sièges et un espace. Là : quatre ou deux sièges, un espace, du vide. Leur couleur contraste avec celle, vieillie des costumes bleus et jaune pâle des deux personnages. Cela donne le sentiment d’une permanence du théâtre, dont la couleur reste intacte tandis que se succèdent les vies, ternissent les teintes. La femme demande à son mari, après lui avoir annoncé qu’elle perdra bientôt la mémoire, de continuer à aller au théâtre, même seul. Comme habitude vitale, le théâtre, nécessaire dans l’équilibre de ce vieux couple, doit être maintenu, même dans ce futur proche où l’un des deux viendra à manquer. Le vide irrégulier entre certains sièges fait lui aussi écho au silence qui surgit à certains moments de la pièce. Vide plein. Ce couple de personnes âgées, venu voir Légendes de la forêt viennoise de Ödön von Horváth, est en avance et attend, tout d’abord, en silence. Alors, le « vrai » spectateur, juste en face, toussote, gêné : « Tu penses que ça va être tout du long comme ça ? » chuchote-t-il. Les deux côtés, séparés par un quatrième mur pareil à un miroir invisible, se font face, les deux côtés attendent que le spectacle commence, que la parole reprenne. Quand le couple attend, sans sujet de conversation, le public rit : il vient de vivre la même chose. Quand le couple évoque Stratz ou le forum Meyrin, le spectateur, familier de ces noms, sourit. Quand leur spectacle commence, le nôtre se termine.