La valse des sentiments

Par Sarah Juilland

Une critique sur le spectacle :
Automne / De Julien Mages / Mise en scène de Jean-Yves Ruf / Théâtre la Grange de Dorigny / du 12 au 15 avril 2017 / Plus d’infos

© Vicky Althaus

Avec Automne, Julien Mages fait pleurer dans nos cœurs. C’est l’histoire de l’un de ces vieux couples – comme on en croise si souvent sans vraiment les remarquer –, arrivé une heure trop tôt au théâtre pour assister aux Légendes de la forêt viennoise d’Ödön von Horvath. Ce temps d’attente devient l’occasion d’une dernière valse effrénée, où se mêlent et s’agitent reproches et remords, mais aussi complicité et amour. La mise en abyme créée par le dispositif scénique exacerbe le sentiment de proximité à l’égard du drame existentiel qui se joue : la vieillesse. Le couple fonctionne comme un miroir et nous incite à penser – et à panser – les thèmes universels du temps qui passe, de la décrépitude et de la mort. La plume de Julien Mages, mise en scène par Jean-Yves Ruf, livre un véritable mariage de forces antagonistes : douceur et amertume, joie et mélancolie, légèreté et tragédie. Cette pièce fait rire, pleurer, puis laisse gorge serrée et sourire aux lèvres.

Attention à ne pas se tromper de place ce soir-là en pénétrant dans le foyer de la Grange de Dorigny. Les quelques sièges confortables en velours rouge, semblables à ceux que l’on trouve dans les vieux cinémas, sont à l’usage des acteurs : Yvette Théraulaz et Jacques Michel. C’est donc en face, sur les banquettes grises, que le public prend place. Dans un décor minimaliste et épuré, garni de ces seuls fauteuils couleur vermeille, notre couple automnal débarque tranquillement côté jardin : « Les places sont numérotées ? – Non ». Monsieur et Madame s’installent paisiblement et nous font face. C’est alors un silence interminable qui baigne la Grange, engendrant rires étouffés, quintes de toux et reniflements parmi les spectateurs. On se demande si cela va durer pendant toute la représentation. Mais la glace ne tardera pas à être brisée et à nous voler au visage.

Dès le premier coup d’œil, la tension entre les deux personnages est visible. Lui, affublé d’un veston en velours beige et d’un pullover moutarde, se décline parfaitement dans l’imaginaire automnal qui donne son titre à la pièce. Elle, vêtue d’une blouse en soie blanche, d’une veste d’un bleu glacial et d’un pantalon marine, évoque un hiver qui la gagne peu à peu. Sourire farceur en coin, petits regards adressés à sa partenaire, enfoncé dans son siège, Lui est l’archétype du bon vieux bonhomme, philatéliste et amoureux de son petit « Villette » qu’il boit « sous la tonnelle ». Mains jointes, jambes croisées et sourire figé, « Madame la prof » est quant à elle une amatrice d’art, désabusée et cynique, qui semble prendre un plaisir cruel à dénigrer son époux. Ces deux « forces d’oppositions » – selon l’expression de Julien Mages –  vont alors s’embarquer dans une valse aigre et douce à la fois, décomposée en trois temps : les souvenirs, les regrets et la maladie de l’oubli. Silences, échanges cinglants et révélations vont alors rythmer notre Automne, de sorte que l’on pourrait rester là, à les regarder, toute la nuit durant.

Ce sont les souvenirs d’une enfance suisse et paysanne – Il se souvient si bien de l’odeur des foins fraichement coupés – qui font surface en premier. C’est ensuite au tour de la vie de couple et de famille de comparaître au tribunal des regrets. Faisant l’effet d’un coup de tonnerre, un premier aveu éclate : Elle n’a jamais aimé ses enfants – ce fils « fade, gras et stupide », cette fille narcissique et croqueuse d’hommes –, ni la vie construite avec Lui. Peu de temps après cette confession, un autre secret, déchirant, est dévoilé : Elle va bientôt tout oublier, et mourir. Tout comme leurs nombreux amis déjà partis…

Exposant à nos yeux ces deux vies lassées, et pourtant entrelacées pour l’éternité, Automne nous rend sensibles à la fragilité et à la fugacité de la vie, qui, comme Elle le dit, « passe aussi vite qu’un long weekend ». À la manière du dramaturge et cinéaste Ingmar Bergman, dont il revendique l’inspiration, Julien Mages nous confronte aux thématiques existentielles de la maladie, de la mort et de l’oubli mais également à l’isolement et à la solitude dont nos aïeux sont les victimes. Sur le banc de touche des EMS, les personnes âgées sont délaissées par une société qui prône la performance, l’efficacité et la rapidité : « le monde nous oublie, alors je ne suis pas mécontente d’oublier le monde en retour ». La valse rend son dernier souffle avant de s’évanouir dans l’obscurité :

  • Alors, tu vas mourir ?
  • Oui.
  • Je t’aime.
  • Oh.

C’est le cœur serré et émus que nous quittons nos banquettes grises, pour disparaître, nous aussi, dans la pénombre de cette soirée d’avril. Sur le chemin de la maison, ces quelques vers de Paul Verlaine résonnent doucement à nos oreilles et bercent nos pensées :

« Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone. »