Là où les mémoires sont amères

Par Pierre-Paul Bianchi

Une critique sur le spectacle :
Un si gentil garçon / D’après le roman de Javier Gutiérrez / Mise en scène de Denis Lavalou et Cédric Dorier / Théâtre La Grange de Dorigny / du 28 au 30 mars / Plus d’infos

@ DR

En disant les violences sexuelles par le prisme de la mémoire d’un groupe d’amis, Un si gentil garçon fragmente l’indicible pour mieux le dire. Du récit de souvenirs équivoques transparaissent, de l’implicite à l’explicite, les excès d’une jeunesse qui a dérapé. Avec une distance pudique, rien n’est montré frontalement mais tout est pourtant violemment clair. De la couleur à l’acidité, Cédric Dorier et Denis Lavalou éprouvent le souffle du spectateur, qui est fouetté mais touché.

Tu verras sur scène un épisode éclaté d’une jeunesse extatique. J’emprunte le tu à l’acteur qui monologue à la deuxième personne, s’adressant à lui-même en une boucle réflexive qui dit déjà quelque chose d’une identité altérée et fragmentée.

Cette boucle réflexive amorce une mise à distance de soi comme une tentative de dédoubler son image pour entrevoir la possibilité d’un renouvellement, d’une table rase. Un tu qui thématise ce que cela pourrait être de ne plus pouvoir se voir une fois un épisode trouble passé – tu, ce n’est pas moi. Qui signifie, éventuellement, de devoir mentir ou d’être tenté de le faire. Et que le temps n’y fasse rien, que la mémoire, en tension, se fasse centrale malgré soi, qu’elle se fasse comme un acouphène dont on ne peut plus mais qu’on ne peut pas faire cesser. L’acouphène comme une retombée injuste du plaisir ou comme la punition de ne s’être pas protégé les oreilles lorsqu’on savait qu’on aurait dû le faire.

La pièce parle d’agression sexuelle – de viol, de violence -, de drogue, de musique, de perte de contrôle ; on aimerait que cela n’ait pu être qu’une perte de contrôle. Avec un personnage qui tente de profiter des souvenirs incertains de ses amis, qui manipule leurs croyances lorsqu’il s’adresse à eux, Un si gentil garçon montre une personnalité qui cherche à se dissoudre dans les oublis de chacun, qui cherche à éclater les mémoires pour y dissoudre son sentiment de culpabilité, qui résiste pourtant. Dans l’implicite de cette mémoire, qui ne dit pas tout, se dessine progressivement l’explicite de la violence, à demi-mot d’abord, en tension toujours.

A la Grange de Dorigny, Cédric Dorier et Denis Lavalou adaptent l’ouvrage de Javier Gutiérrez, qui raconte les dérives sexuelles d’un groupe de musiciens et d’amis madrilènes, dans des bains de drogues qui finissent en black-out (réels ou simulés). Dans leur note d’intention, Dorier et Lavalou écrivent : « Si nous avons – forcément – détesté ce que raconte cette histoire, nous avons aimé la façon dont elle est racontée ».

Pluriel, l’espace scénique semble s’ajouter à la superposition des temporalités, des personnages, de leurs adresses. Ce sont deux bars, un promontoire, un écran, un box en plexiglas pour les musiciens, qui jouent les tubes des Pixies ou de Yo la Tengo. Polo et sa bande étaient musiciens à succès et quand ils voulaient plaire et séduire, ils le pouvaient. La mise en scène a ce pouvoir aussi, et celui de heurter : de brusques coupures suivent les delay planants, aux rythmes prenants.

La musique et les images projetées sont jouées en live avec ce que le live comporte de risque, de marge d’erreur, d’altération possible. Une note n’est jamais jouée juste sans l’ombre ce qu’elle aurait pu être si elle avait été fausse et en cela la scène paraît mimer de loin la fable, où tout semble avoir été vécu trop vite, sans le recul nécessaire ni l’assurance d’un contrôle sur les choses.

Cette performance est colorée : une actrice développe sous nos yeux une longue série de projections plus ou moins abstraites (parfois psychédéliques, hallucinatoires) sur écran, polarisées par des univers de couleurs – le bleu, le rouge, le vert. Puis l’image projetée est en négatif, acidifiant ces couleurs et augmentant les contrastes.

L’écran permet un théâtre d’ombre : en passant derrière lui, les acteurs sont des silhouettes, créant un jeu sur la matérialité qui suggère, entre ombre et incarnation, l’épaisseur et la transparence de la mémoire. Des voix spectrales tantôt éclatent dans tous les sens et répondent à des acteurs bien visibles dans leur corporalité angoissée. La transpiration de l’acteur souligne la difficulté de l’oubli de soi, au présent. Comme spontanément parfois, il se met à crier pour se convaincre. Lorsque Gabi, l’un des personnages, tente au contraire de dire : « peu importe ce qui s’est passé, c’était il y a presque vingt ans », on peine à y croire tant cela ressemble à une tentative paniquée de voiler la vérité, d’aplanir l’horreur avant qu’elle n’ait eu le temps de se préciser trop nettement.

Attablé au bar situé sur la gauche de la scène, Nathan est suspicieusement loquace, parle trop innocemment des choix musicaux. Au second bar, en face, une femme se tait. Ces deux extrêmes sont ceux d’une situation que l’on ne pourrait dire sans trop parler mais que l’on ne peut dissimuler. Les images projetées par la barmaid voudraient se substituer à la parole et tentent d’amener l’émotion comme un biais possible pour exprimer l’indicible.

Polo, précisément, lutte entre le dicible et l’indicible – Cédric Dorier, qui l’incarne, se démène et franchit tous les espaces dans une furie grandissante et désordonnée. Il tente de s’adresser à un psychothérapeute pour faire le deuil de sa conscience habillée des stigmates de la faute, mais peine à ne pas reporter sa responsabilité sur les autres, à ne pas tenter de la rationnaliser pour l’amoindrir.

Au fur et à mesure de la pièce, pourtant, la mémoire se précise malgré lui et les dialogues forcent Polo à s’approcher du noyau de vérité. Il semble que toute la question soit d’abord celle de l’aveu à soi. Un aveu nécessaire de violences trop banales.

Par la complexité de la mise en récit et la pluralité des espaces scéniques, le spectacle rejoue l’éblouissement des frontières du dicible et celles du souvenir conscient : en un mot, l’envers des choses. Car si une jeunesse bercée par la musique et la douceur du printemps madrilène peut paraître désirable, il est difficile d’aimer ce qui est ici montré. Sans les dérapages, tout cela n’aurait pu être que soleil. Mais le nuage de ce soleil, l’ombre qui lui est portée est de taille : le récit de telles violences est noir, jette la pluie sur le spectateur. Parce qu’un non-dit entoure souvent, dans la réalité, ce genre d’épisodes douloureux, il est sain, aujourd’hui, de raconter cette pluie : dire ces zones d’ombre, c’est leur donner une voix au sein de l’espace social. En rencontrant le politique, le geste théâtral franchit ses seules limites : les violences sexuelles ne sont pas l’apanage de la scène, c’est-à-dire de la représentation.