Le mouvement perpétuel

Par Roberta Alberico

Une critique sur le spectacle:
Bienvenue / Création, chorégraphie et interprétation d’Eugénie Rebetez / Mise en scène de Martin Zimmerman / Théâtre La Grange de Dorigny / du 17 au 25 novembre 2017 / Plus d’infos

© Augustin Rebetez

Eugénie Rebetez pose une nouvelle fois ses valises à la Grange de Dorigny avec sa nouvelle création, Bienvenue. De la danse, du chant, de la pantomime, des instruments : elle a plus d’une corde à son arc. Seule sur scène, l’artiste propose une série de tableaux visant à explorer le soi dans son rapport au monde et à l’espace.

Eugénie Rebetez, artiste prometteuse de la scène romande, en est à son troisième spectacle solo. Née en 1984 dans le Jura suisse, elle a derrière elle une longue formation de danse contemporaine. Dans sa première création, Gina (2010) elle se présente comme la « queen of the flesh » ou la « fat swiss diva » ; son second spectacle, Encore (2013), reprenait le slogan. La création qu’elle présente cette saison, Bienvenue, s’inscrit dans la continuité d’une œuvre atypique, décomplexée et pleine d’humour. Car loin de s’arrêter à son personnage clownesque, l’artiste est aussi une performeuse au style affirmé qui affiche une maîtrise élégante des formes, qu’elles soient poétiques ou corporelles.

 Comme dans ses deux précédentes créations, Eugénie Rebetez, seule sur scène, incarne un personnage en perpétuelle transformation physique et psychique, emporté dans une odyssée mutationnelle qui l’amène à jouer, tour à tour, une femme de ménage, une jurassienne épuisée par ses enfants, ou une américaine aux accents de starlette télévisuelle.

Le spectacle se compose d’une série de saynètes dont les transitions sont assurées par des moments de danse, des désarticulations ou des convulsions, comme si la femme que nous regardons avalait une potion de métamorphose afin de passer d’un corps à l’autre. La continuité du récit « sous-jacent », quant à elle, semble plus obscure :  l’artiste parcourt-elle les changements d’univers sociaux à travers lesquels il nous faut voyager dans le quotidien ? Est-ce une réminiscence fragmentaire inspirée de sa propre vie, comme pourrait l’indiquer l’incarnation, temporaire, de sa mère ?

Quoiqu’il en soit, Eugénie Rebetez choisit de se mettre en scène à la façon d’une statue vivante et surexpressive et nous fait vivre ou revivre toute une palette d’états d’âme : la tristesse, l’hypocrisie, la rage, la psychose sociale et bien d’autres. Le talent de la danseuse, c’est la pluralité des destins éphémères qu’elle donne à son corps.

Le corps, selon Rebetez, c’est aussi ce qui se découpe sur le décor, car, sur la scène de Bienvenue (bienvenue dans quoi ? dans son univers, sans doute) l’actrice et les accessoires orbitent autour d’une étrange palissade de fenêtres et de portes rose pastel assemblée de manière à évoluer elle aussi au rythme du spectacle. Des volets s’ouvrent, des murs s’effondrent, des rideaux apparaissent, des ouvertures qui laissent entrevoir le visage, les jambes ou les bras du personnage. On reconnaît la patte du co-metteur en scène Martin Zimmermann dans cette utilisation presque illusionniste du décor. Le corps réagit, en permanence, à tout ce qui le touche. Et ce parti pris maximaliste assumé rend le personnage clownesque.

Ce corps tout puissant organise l’espace scénique, il en est le centre névralgique. Rebetez se roule sur le sol, se cogne dans les murs, s’enfonce dans d’immenses oreillers collants, se remplit de coussins d’allaitement, se mélange, se décompose, s’étale, se raffermit, se modèle dans un mouvement qui semble décidément impossible à arrêter. L’artiste excelle à faire ressentir à ses spectateurs un panel de sensations physiques, nous ramenant par là un peu à notre propre matérialité. Le geste est d’ailleurs aussi sonore que visuel, car la composition audio est très travaillée, notamment le mixage de bruits corporels (craquements de doigt, rots, borborygmes) qui accompagne certaines saynètes, les entourant ainsi de leur intimité un peu glauque.

Mais le corps, dans Bienvenue, n’est pas une fin en soi ; c’est aussi le théâtre d’une humanité multiple que Rebetez observe et dont elle se moque avec bienveillance. Il porte la voix d’un nuancier de tous les corps de la société moderne : le corps heureux, asservi, épuisé, sexualisé, blessé, revendicateur, …

Ce corps-personnage se montre aussi dans ses espaces d’intimité. Rebetez aime donner à voir les moments de solitude, questionner le mouvement hors du regard des autres. Ainsi, une femme de ménage ouvre le spectacle en récurant la scène. C’est un dimanche, les locaux sont vides et elle est seule : il faut que la scène soit propre et rangée pour y accueillir l’explosion qui arrive. Avec son portable, elle lance Shine bright like a diamond de Rihanna, l’un des morceaux les plus populaires du moment. Elle se met à danser avec frénésie, vêtue de son habit de travail et de ses gants en caoutchouc jaunes, elle se prend pour une femme fatale. Expression, extériorisation : la serpillère devient un micro (évidemment) et la femme de ménage, avec son accent jurassien trrrrès prrrononcé s’exprime avec son corps jusqu’à toucher du doigt une forme de béatitude démente. Le spectacle s’ouvre donc sous le signe de la légèreté, presque de la comédie romantique. La scène du « je me prend pour une star et j’en deviens burlesque », popularisée par Hollywood, combien de fois l’avons-nous vue ? Eugénie Rebetez reprend en charge quelques clichés de la culture hollywoodienne avec son corps atypique.

Lorsque le corps n’est pas seul, il est psychotique, comme bipolaire. En société, l’américaine n’en finit plus avec les compliments et les formules de politesses qu’elle ne cesse de répéter. Le corps devient dysfonctionnel et rayé. Il veut se montrer beau, mais les pressions extérieures lui font finalement perdre le contrôle. Un spectacle qui se construit donc autour de petits problèmes humains et d’une auto-contemplation et qui, pour cette raison même, pourra aussi bien émerveiller par la puissance des émotions incarnées que laisser les spectateurs sur leur faim de sens.