De signes et de lumière

Par Josefa Terribilini

Une critique sur le spectacle:
Passion simple / D’après Annie Ernaux / Cie Émilie Charriot / Théâtre de Vidy / du 7 au 22 novembre 2017 / Plus d’infos

© Agnès Mellon

Après King Kong Théorie et Le Zoophile, Émilie Charriot termine sa trilogie de monologues debout face au public avec Passion simple, adapté du récit autofictionnel d’Annie Ernaux. Face à nous, sur un plateau nu troué de lumière, Émilie Charriot donne à ce texte son corps et sa voix pour sonder la dimension sociopolitique du désir d’une femme obsédée par un homme.

La lumière est de plus en plus crue. Seule en scène, Émilie Charriot, ancrée au sol, blafarde dans sa chemise blanche éclatante, raconte la passion sans passion. L’exercice est difficile : les émotions doivent être étouffées. Pas de guimauve, ni de harangue. Lorsque la comédienne hausse le ton ou gesticule trop, elle s’arrête, tourne la tête, puis elle continue. Et s’il lui arrive de se déplacer, c’est pour marcher en rond autour du cercle lumineux qui se découpe sur la scène, avant de revenir à sa place initiale, et de reprendre, scientifiquement.

La femme avait rencontré l’homme marié, elle l’avait vu quelque fois, elle l’avait attendu sans arrêt, elle était partie, elle était revenue, elle l’avait attendu, encore. L’obsession enflammée qu’elle raconte n’a rien de chaleureux. C’est une douleur, un premier romantisme illusoire devenu pathologie. Les jolies chansons françaises qui ouvraient le spectacle étaient donc un leurre, elles aussi ; la voix chaude de la chanteuse, les lampions qui tapissaient les murs façon bal-musette, l’atmosphère feutrée et rassurante, Dalida… Quand la comédienne est entrée en scène, les musiciens ont disparu, et les lampions ont été remplacés par des néons. Pour la femme comme pour les spectateurs, les airs sentimentaux ne sont plus qu’un écho lointain quand sa passion lancinante pour cet homme s’établit.

A comme « Absence »

Cet homme, au fond, pourrait être n’importe qui : « Je ne savais plus qui j’attendais ». Comme un signe, il est ce (ou celui) qui manque et qu’on désire. D’ailleurs, elle le nomme A. Cela la désigne-t-elle implicitement comme B ? Vient-elle après, tandis qu’il prime ? Elle n’accuse personne. Elle ne cherche pas à expliquer, elle observe. Elle ne dénonce rien, elle assume. Et c’est peut-être dans cet acte de témoignage que se loge la dimension sociopolitique que dit vouloir explorer Émilie Charriot à travers cette description simple, honnête et frontale de l’obsession amoureuse d’une femme qui ne se cache pas d’être femme mais qui, au contraire se montre. Entière et sans retenue, sous les projecteurs, au centre de la scène.

Cette femme, elle est plurielle. Elle est ce qu’elle était pendant son aventure et ce qu’elle est à présent, elle est Annie Ernaux et Émilie Charriot, elle est elle-même et elle est nous ; au-delà des genres et au-delà des sexes, elle espère qu’on la comprend parce qu’elle sait qu’on l’a vécu ou qu’on le vivra, ce ravage intérieur, ce luxe d’aimer trop et d’aimer comme on veut. Alors, on se rend compte qu’elle est un signe, elle aussi, le signe d’une passion qui peut se décliner à tous les genres et sur tous les modes. Et le récit de ce soir, dans la bouche de la comédienne, n’est lui-même que la trace d’une expérience plus vaste et plus grande, d’un texte vivant.

Les lumières se sont éteintes, le silence a pris leur place. Les applaudissements, ce soir-là, ont été discrets. Lourds. Comme si rien ne pouvait briser l’atmosphère brulante de la salle René Gonzalez, ou comme si personne, parmi cette masse sombre tapie sur les gradins, ne voulait rompre le lien à cet avatar de la passion qui nous fixait dans le blanc des yeux. À la manière des songes fiévreux qu’on peine à quitter tandis que la sonnerie du réveille-matin retentit, avant de finalement, lentement, se glisser hors du lit et sortir dans la froideur du monde.