L’étourdi et les herbes folles

Par Laure-Elie Hoegen

Une critique du spectacle :

Perdre le nord / de Christiane Thébert et Claude Thébert / TPR-Théâtre populaire Romand (Hors les murs) / La Chaux-de-Fonds / 21 juin 2017

© Dorothée Thébert Filliger

Soit : les boussoles, les montres automatiques ou de luxe et les meubles immuables sont conçus pour nous soutenir dans notre quête d’orientation, de sens et d’ordre de vie dans le temps qui nous est inéluctablement imparti. C’est avec Lionel Brady et Claude Thébert que pourtant l’on s’octroie, en l’espace d’une soirée, la nécessaire liberté de guetter les herbes folles. Parsemées autour de nous, irréductibles malgré le temps qui passe, aux repères et aux racines fixes, elles perdent le nord pour un brin d’air frais. Prêtons-nous aussi au jeu du vent et du soleil en accueillant, dans les jardins, sous le Mont Jura, leurs mots ailés.

On aimerait les appeler Jeannot et Pierrot. Et raconter aux pipelettes du village que… Par un beau matin de solstice d’été, Jeannot et Pierrot, les vagabonds, se sont mis en chemin, leur baluchon jeté sur l’épaule, un vieux vinyle de Bashung dans leur sac en bandoulière, le béret vissé sur la tête et le veston – pour la touche bien sûr – et le carnet de poésie glissé dans la poche intérieure. En réalité, les deux bonhommes ouvrent leurs grands cartons sur scène et rapportent des anecdotes pour chaque objet qu’ils y trouvent. Ils sont chiffonniers, moissonnent dans les villes et collectent cravates, rideaux de velours ou simplement paroles jetées en l’air, comme si, grâce à eux, l’obsolescence n’était plus de rigueur, et que le voyage ne s’arrêtait pas, même pour les pensées et les vœux secrets de vadrouille.

Ils ont la voix des crieurs d’antan, dont l’écho caresse les murs des façades. Au soleil couchant, on prête l’oreille à leurs rêves et à leurs récriminations. Mais pourquoi, bon sang, s’afflige-t-on des fenêtres scellées et une montre au poignet, réglée en avance ? Ne faudrait-il pas vivre ce jour comme si c’était le premier et que l’on n’avait rien parce que… mais faut-il vraiment s’encanailler et posséder, comme chaque Américain, une perceuse par foyer pour ne la manier que cent-trente fois par an… pour se retrouver entassé comme un vieux carton dans son propre appartement ? La chèvre de M. Seguin avait donc raison. Autant profiter d’une liberté éphémère au risque d’une mort certaine, plutôt que d’être claquemuré dans un confort factice. Au diable, tout cela ! Une dynamique s’installe entre le jeune et l’aîné, ouvrant un débat dans nos intérieurs autour de la vraie question : “Quelle est la place de l’imaginaire dans notre réalité quotidienne?”

Tandis que l’un adresse ses questionnements aux spectateurs, l’autre l’accompagne par de petites moues et interjections, s’invite parmi les spectateurs et ranime nos souvenirs d’enfants irresponsables en nous distribuant des billes ou des bonbons. On ne se sent ni accusé, ni meurtri par la culpabilité de mener une vie de la meilleure façon que l’on peut… finalement. D’ailleurs, le ton ne devient jamais féroce, et ne prend pas le risque de faire tomber l’atmosphère poétique qui règne parmi les deux comédiens et autour d’eux. S’ils alignent des pensées très littéraires, s’ils échangent des avis sur l’avenir en faisant fi de leur précarité, c’est pour mieux nous convaincre qu’il subsiste en chacun de nous, malgré la disparition des ours polaires et la rareté croissante du café Arabica, une confiance en l’humanité et en la beauté. Il suffit peut être d’y être simplement attentif pour perdre le nord sans perdre la tête.

Les deux comédiens se désignent eux-mêmes comme “artistes portatifs”. Ils sont partisans d’un théâtre de la mobilité, qui sait s’installer là où on l’aime, se retrouver et bavarder de ce qui nous agite : les jardins, les grandes places, la rue. Aucune lumière ou artifice particulier ne vient soutenir les deux comédiens et l’on s’interroge à propos de cette nouvelle forme de théâtre. Ils sont là, avant toute forme d’intrigue, pour éveiller en nous ces moments de réflexion intime et les porter au grand public. Il s’agit de brasser de grandes valeurs par petits coups délicats : une chanson, un adage ou simplement une histoire pour enfants. Par cette mobilité de la scène, les comédiens n’ont que très peu de possibilités de repli ou d’appui de jeu, ils se lancent et c’est un geste en notre faveur. Quel était, déjà, le bon goût de l’incertitude ?