Les ailes de l’espoir

Par Laure-Elie Hoegen

Very bat trip / Conception : Fabrice Melquiot / Réalisation : Eric Linder, Fabrice Melquiot et Pascal Moeschler / Théâtre Am Stram Gram – hors les murs dans le Bois de la Bâtie / du 8 au 11 juin / Plus d’infos

© Am Stram Gram

Tandis que les joggeurs invétérés et les promeneurs nocturnes peuplent le Bois de la Bâtie et se défont de leurs fureurs, nous sommes emmenés au bord du Rhône, le cœur palpitant de curiosité en quête de sensations fortes. Durant ces quelques nuits, on guette, le temps d’un spectacle, les chiroptères qui arpentent les arcades sous le Pont Butin, devenues le refuge éphémère d’une cérémonie envoûtante, comme un very bad trip.

Cela pourrait être à première vue un dimanche au Jardin Botanique, où l’on écoute un scientifique passionné. Il explique aux enfants, entourés d’adultes qui reviennent sur les bancs de l’école, le monde méconnu des chasseurs nyctalopes aux doigts ailés. Un mammifère sur trois appartient à cette grande famille porteuse de mythes trop souvent maléfiques. Dracula le vampire, Batman le justicier de l’ombre ou les envols crépusculaires de chauve-souris nourrissent nos imaginaires.

Au fil du discours, les couleurs d’une nuit indigo sinuent entre les spectateurs au son planant de la batterie des Young Gods. Et voici que Fabrice Melquiot surprend en opérant l’inversion du mythe : c’est l’histoire d’Alice et son père sauvés des eaux à l’autre bout du monde par une chauve-souris.

Le scientifique s’éclipse sur une dernière information : il n’y a pas de chauve-souris sans radar. C’est ce dernier qui les guide et leur permet d’éviter les dangers. Indonésie, 2004. Le tsunami provoque la fuite de milliers d’animaux alertés par la menace mortelle que leur révèle leur sens aiguisé de la survie. « Te souviens-tu, Alice », demande le père à sa fille aux yeux cernés de noir, « du battement d’ailes en plein jour de notre chauve-souris ? » La bête leur avait donné le signal du départ. Dans cette période d’adolescence qui semble marquée pour Alice par une solitude et une perte de sens, c’est ce souvenir qui la ranime lorsqu’elle veille le soir assise sur le rebord du Pont Butin, les pieds au-dessus du vide, tandis que son père fait mine de l’imaginer à ses cours de guitare ou au cinéma avec sa mère. À quoi bon s’alerter de ses fugues ?

Ils sont des survivants.

Le son lancinant de la guitare électrique soutient le dialogue naissant entre Alice et son père. Il tente de saisir l’imaginaire de sa fille et de comprendre comment sa pensée s’est figée sur l’instant de survie, alors qu’elle échappait miraculeusement aux vagues. Alice est d’abord distante de son père, qui devient petit à petit son confident. Patiemment, il lui extirpe les mots transformés en images sous nos yeux : deux cordelistes imitent les envolées des chauves-souris, se cambrent, s’agitent en crapahutant du bas en haut des cordes sous les soupirs d’admiration du public. Les deux athlètes virevoltent une fois posés sur le sol et suivent une chorégraphie qui imite les bonds agiles et les heurts des bêtes dans l’air. Ces entrechocs ne sont-ils pas une métaphore des oscillations d’Alice entre inclusion et appartenance ou exclusion et solitude ? La performance, qui mêle différents arts, comme la danse et le cirque, avec une parfaite mesure, est époustouflante. Enfin, les danseurs nichent tous deux dans les espaces vides du Pont Butin et nous rappellent les volatiles qui s’en vont à tire d’ailes retrouver les grands espaces.

Nous sommes pris au cœur des ombres et des fictions qui habitent l’esprit d’Alice. Bientôt, la voix paternelle se fait rassurante et les danseurs cessent leurs sauts frénétiques. Ils ramènent leurs corps sur eux-mêmes, signifiant, par ce geste, le retour du grand calme après la tempête. C’est alors que, propulsé sur son fil aérien, surgit Batman, non plus comme le justicier mais comme une figure protectrice. Tous confèrent au bat trip d’Alice des allures lyriques, comme si la jeune fille, elle-même jusqu’ici créature maléfique de la nuit, parvenait à rendre ses peurs poétiques jusqu’à ne plus en être hantée, comme habitée par un espoir nouveau.