Molière pris en otage par Tartuffe

Par Joanne Vaudroz

Ombres sur Molière / Texte et mise en scène Dominique Ziegler / La Compagnie Les Associés de l’Ombre / Théâtre La Grange de Dorigny / du 23 au 26 mars 2017 / Plus d’infos

©David Deppierraz

Molière chatouille les hommes d’Eglise en écrivant Tartuffe. Le faux dévot questionne dans son essence même l’intégrité religieuse et dérange le milieu ecclésiastique. Si cet imposteur nous est aussi bien connu aujourd’hui que son auteur ainsi que l’ « affaire » qui tourne autour de la création de cette pièce, c’est qu’il nous est peut-être impossible de dissocier le personnage des retentissements qu’il eut sur son créateur. C’est pourquoi l’écrivain, dramaturge et metteur en scène genevois Dominique Ziegler et la compagnie « Les Associés de l’Ombre » questionnent sur scène l’impact de Tartuffe sur son père, Molière. 

Une histoire

L’hypocrite est partout, même et surtout sous la plume de Poquelin : le dramaturge ne l’épargne pas. Conformément à un lieu commun de la critique apparu dès le XVIIe siècle,  D. Ziegler présente Molière en habile observateur, saisissant les comportements de ses contemporains afin de les représenter sur scène sous l’angle du risible. Apprenant la mort de l’un de ses amis comédiens, Molière attristé s’indigne lorsqu’on lui annonce que ce dernier a été jeté dans la fosse commune, se voyant refuser les derniers sacrements d’un prêtre. Il prend alors une décision : son hypocrite touchera à cette catégorie de la société dans laquelle, cette fois, le ridicule ne fait pas rire : Tartuffe sera la caricature de l’ecclésiastique impie. Bien que « le théâtre doive faire les yeux doux au clergé » selon ce que déclare le personnage de Madeleine, Molière ne s’incline pas sous la pression sociale et continue à représenter sa pièce.

Sur la base de l’ « affaire Tartuffe » et des répercussions qu’elle eut dans la vie de l’écrivain, Dominique Ziegler et la compagnie « Les Associés de l’Ombre » mettent au goût du jour la question de la liberté d’expression artistique. En effet, cet épisode permet au metteur en scène de confronter Molière à son propre statut : un comédien surveillé par l’Eglise. C’est donc sous forme d’une fiction historique que Dominique Ziegler ravive les questions liées à la censure et surtout au rapport de l’artiste du roi au pouvoir.

Vous avez dit Molière ? Nous voulons rire alors…

Ce soir nous sommes donc transportés à Versailles en 1664 en la compagnie de Monsieur Poquelin qui se tient juste là, devant nous, et qui nous confie les secrets de la création de son Tartuffe. La pièce s’ouvre sur un décor rouge chatoyant, couleur qui marque l’imaginaire scénique du théâtre classique et qui est dépréciée dans les milieux ecclésiastiques. On aperçoit alors notre vieil ami Molière courant après Madeleine joyeusement. La vie au château semble agréable pour la troupe de Molière, l’Illustre Théâtre, protégée par le roi Louis XIV. Au début, le ton est léger et le comique y va bon train, au point que le fou rire nous saisit immédiatement. L’entrée en scène du Basque arborant une tenue si extravagante qu’on la soupçonnerait inspirée directement d’un film de Tim Burton attise l’hilarité générale. Les personnages jonglent entre les situations cocasses, jouent avec l’équivoque et les répétitions. Ces divers procédés comiques installent un trouble : avec la mise en place de ce rire « moliéresque », l’auteur de cette pièce reprend la manière du dramaturge du XVIIe siècle. En alexandrin, Dominique Ziegler et sa troupe réussissent avec brio à recréer sur scène une atmosphère « à la Molière » dont le rire est l’ingrédient incontournable. Les applaudissements ne peuvent attendre la fin de la pièce et s’exécutent entre chaque acte.

Quand le rire s’étouffe, Tartuffe devient spectral…

Les lumières s’assombrissent, Molière a fait représenter Tartuffe et la querelle commence. Le ton change, le rire disparaît, l’homme d’Eglise surgit. Nous assistons au début du scandale. L’homme nous fait frémir par son discours terrifiant teinté d’une voix âpre. Molière face à lui devient pâle. Les mécanismes de l’hypocrisie pratiqués par Tartuffe sur scène engendrent la punition de son auteur à la cour. Nous ressentons l’effroi créée par le poids de l’Eglise. Un effroi qui semble nous envelopper dans une atmosphère pernicieuse, perfide, finalement « tartuffienne ». L’ombre de Tartuffe semble planer sur ce plateau comme s’il s’accaparait de son créateur… Poquelin, dressé face à nous, sombre alors dans les tourments d’une vie, celle d’acteur, d’écrivain, d’amant. Le spectacle se révèle finalement comme un hommage.