L’ombre et son contraire

Par Ivan Garcia

Sekunden später / De Nicole Seiler / Chorégraphie Nicole Seiler / Cie Nicole Seiler / L’Arsenic / du 7 au 12 mars 2017 / Plus d’infos

© Simon Broggi

Sekunden später, ou Quelques secondes plus tard, si l’on traduisait, met en place une fantasmagorie de paroles, musiques et mouvements qui emmènent le spectateur au pays des ombres et de l’éphémère. Par ce spectacle sensible au premier sens du mot, Nicole Seiler fait appel au pouvoir de l’évocation pour donner vie à l’imaginaire des spectateurs.

C’est sur un sol en forme de trapèze blanc sur lequel tombent deux longs rideaux gris que commence la représentation. Première surprise, une voix off décrit précisément la scène en détaillant sa disposition spatiale, ses mesures, la longueur des rideaux, leur couleur… Puis, deux personnages sortent de derrière les rideaux; un homme et une femme (probablement un couple) s’immobilisent, chacun dans un coin du grand trapèze blanc. La voix off les décrit de la tête aux pieds non sans apporter un certain humour à cette description factuelle. Le spectateur constate néanmoins une chose importante : la voix a toujours quelques secondes de retard par rapport aux mouvements des corps. Ce détail peut paraître insignifiant, mais il prend toute son ampleur lorsque l’audiodescription laisse place à une danse spontanée. Ce décalage entre le son et les pas rapides exécutés par les danseurs provoque un effet de surprise qui contraint le spectateur à créer des liens entre la voix et la danse. Celle-ci est énergique et effrénée tandis que la voix off est remplacée par diverses bandes sonores, allant de la musique classique à des arrangements plus expérimentaux.

Des mouvements sont associés, à première vue, à des versions de danse rap ou rock n’roll. Toutefois, il semblerait que ces pas de danses plus « modernes » soient également combinés à des mouvements de ballet classique inspirés par les techniques de Marius Petipa.  La danse est dynamique mais comme automatisée par la présence descriptive de la voix off qui semble retirer toute vitalité aux corps mobiles. L’un des moments forts de cette représentation « d’obscure clarté » est la séquence où l’on entend une musique de théâtre de marionnettes. Les ombres ne semblent plus des ombres humaines mais celles de pantins articulés qu’un ventriloque ou un marionnettiste s’amuserait à déplacer avec des mouvements parfois peu fluides mais élégants.

Le sous-titre de la représentation, zog sich die Gestalt in die Schatten zurück signifie littéralement « te montra le retour de la forme dans les ombres ». Le spectacle porte en effet un intérêt tout particulier aux jeux de lumière et d’ombre. En ce sens, Nicole Seiler inscrit Sekunden später dans la continuité de Willis, une pièce créée en 2014 en France pour le Festival des fabriques. La chorégraphe explore les effets produits par la mobilisation des ombres. Peut-être est-il possible de déceler dans cet intérêt pour la noirceur une possible influence de l’école romantique ?

Je regarde le spectacle et j’entends l’écho d’une lecture faite en classe d’allemand : Peters Schlemihl’s wundersame Geschichte (L’étrange histoire de Peter Schlemihl) dans laquelle, sous des airs faustiens, le protagoniste Peter Schlemihl fait un pacte avec le diable et échange son ombre contre la bourse de Fortunatus qui lui octroie la richesse infinie. Le héros découvre, à ses dépens, que ne plus avoir d’ombre l’exclut de la société des hommes. Nicole Seiler verrait-elle dans le mouvement de l’ombre une sorte de vecteur d’humanité ou d’expression de la nature humaine ? Et même,  le vecteur d’un procédé de démultiplication de l’être sous toutes ses formes ? Lorsque les comédiens sont immobiles et que leurs ombres sont projetées sur les rideaux, le spectateur voit plusieurs ombres en même temps. Cette coexistence entre l’absence de mouvement des comédiens couchés par terre et le mouvement des ombres permet de déceler une sorte de dualité voire de complémentarité entre le corps vivant et la forme désincorporée de l’ombre. Ainsi quand le vivant bouge, l’ombre se fixe notamment grâce aux jeux de lumière. À l’inverse, lorsque le vivant s’immobilise, le mouvement de l’ombre poursuit et répète l’action. Parfois, le mouvement spectral est lui-même immobilisé par l’obscurité inhérente à la scène. Une sorte de cyclicité de la représentation est appuyée par la voix off et les comédiens qui rejouent certaines scènes et tiennent quasiment les mêmes propos avec quelques subtiles variations. L’ombre peut devenir prédatrice comme le montre la dernière scène de la représentation où les deux protagonistes étendus par terre sont comme dévorés par une multitude d’ombres de pas qui convergent pour devenir une sorte d’entité obscure incarnant les ténèbres. On peut lire, dans le bruit des vagues qui dissipe et les êtres et les ombres, une possible conclusion : sans mouvement, l’ombre finit par engloutir le vivant.