Tous à la même enseigne

Par Fanny Utiger

Une critique du spectacle

Gala / de Jérôme Bel / Théâtre de Vidy / du 31 janvier au 3 février 2017 / Plus d’infos

© Théâtre de Vidy

Au théâtre de Vidy, Jérôme Bel réunit sur scène des danseurs du quotidien ou du dimanche qui, avec un cran remarquable, livrent un spectacle qui touche autant qu’il enthousiasme. Gala a beau faire jaser nombre de balletomanes, on retrouve dans ce cadre bienveillant une certaine pureté de la danse, qui n’a que faire de l’excellence du mouvement ou de la beauté des corps.

Tout le monde danse. Personne n’y échappe. La danse ne serait-elle pas même le seul des arts que l’on pratique inconsciemment, aux premiers battements d’un pied, d’une main sur le rythme d’une musique, ou par quelques flexions de genoux qui en marquent la mesure ? Volontairement ou non, chacun s’est tout au moins déjà laissé aller à quelques gesticulations plus ou moins assurées, du confinement discret d’une chambre aux pistes de danse les plus électrisées. C’est cette danse que représente Bel avec Gala. Celle qui unit tout le monde dans l’essence même de ce qu’elle est, une expression par le mouvement.

Alors que certains des jeunes danseurs les plus talentueux du monde se produisent en ce moment même au Palais de Beaulieu pour un Prix que l’on ne présente plus, à l’autre bout de la ville, Gala – hasard ou ironie – offre un spectacle aux antipodes du prestigieux événement. Quand le monde de la danse rime le plus souvent avec quête de l’excellence, Jérôme Bel sort des chantiers battus : il donne à l’amateurisme une place sur scène, et bouleverse de fait les codes du monde du spectacle en général.

Le cadre, lui, est « professionnel » ; la représentation a lieu dans une institution artistique majeure, sous la direction d’un metteur en scène et chorégraphe, professionnel lui aussi, et le public s’assoit sur les mêmes sièges  que ceux depuis lesquels il a pu applaudir Castellucci ou Keersmaeker. La forme est quant à elle plus ordinaire, car des galas, il y en a surtout dans les écoles de danse, quoique se produisent aussi de cette façon quelques artistes de renom, lors de tournées hors des grands centres culturels. Les danseurs en eux-mêmes sont ici la clef du bouleversement ; il y a parmi eux une majorité d’amateurs, profanes ou passionnés. Tous sont lausannois et ont préparé le spectacle en quelques jours. La distribution est qui plus est inclusive, puisqu’elle comprend des danseurs de tous âges, de tous genres, et sans aucune discrimination de physique. On se doute bien que cet échantillonnage est le fruit d’un choix attentif, mais il fallait bien cela pour que foulent le plancher de Vidy des personnes qui ne s’y seraient probablement jamais produites.

Au-delà d’un brouillage entre pratiques professionnelles ou amateures, il résulte encore un lien particulier entre la salle et la scène. Ceux qui sont confortablement installés dans les fauteuils rouges pourraient tout à fait se retrouver sur le plateau, et vice versa. Cette œuvre est pleine d’humanité, et donne une impression de communauté presque grisante : nous sommes tous logés à la même enseigne. A ceci près que tout le monde n’a néanmoins pas le cran de s’investir dans un projet comme celui-ci. Savoir que nous dansons tous similairement dans notre salon le dimanche après-midi est une chose. Oser se lancer sur une scène comme celle du Théâtre de Vidy en est une autre. Il se dégage de Gala une énergie enthousiasmante. Entre candeur et autodérision, chacun se livre avec honnêteté, offrant presque un hymne à la confiance en soi. « If I can make it there, I can make it anywhere / It’s up to you, Lausanne, Lausanne ! », entonneront-ils justement peu avant que ne se close le rideau…

La confiance envers le public n’est pas moins importante. Au début de la représentation, dans la douceur d’une valse des Sylphides de Chopin, tous effectuent tour à tour deux pirouettes, emblème s’il en est de la danse classique mais surtout de difficulté technique. Peu sont ceux qui réussissent convenablement : c’est là que surviennent les premiers rires. Le respect ne voudrait-il pas que l’on ne moque pas de qui s’expose en scène ? Car on est vulnérable sur le devant d’un plateau, seul face à une assemblée de plusieurs centaines de personnes, que l’on devine dans le noir derrière l’éclat des projecteurs… Les rires qui résonnent dans la salle, et augmenteront toujours plus au fil du spectacle, sont en fait d’une autre nature que celle de la moquerie. C’est un rire de partage, et surtout de bienveillance. On peut rire des contrastes – lorsque tous traversent la scène tentant d’effectuer des grands jetés, sur la coda des trente-deux fouettés de Don Quichotte, paroxysme de la prouesse technique, par exemple –, ou des ratés, comme l’on rit aussi de l’allure de ces danseurs d’un soir (ou quatre), et pourtant tout cela n’est jamais malveillant.

On sort de la salle Charles-Apothéloz avec un sourire qui refuse de déserter, sourire que l’on découvre sur la plupart des visages alentour. Un tel partage est bien la preuve qu’il en faut peu pour réunir les humains, pour autant qu’on ait un peu de place, un peu de temps, et un peu d’art. Les prix, les diplômes, les grandes compagnies sont gage de qualité, mais l’émotion artistique peut aussi résider autre part.