Ô le beau raisonnement !

Par Alicia Cuche

Dom Juan de Molière / mise en scène de Jean-François Sivadier / Théâtre de Vidy / du 23 novembre au 3 décembre 2016 / Plus d’infos

®Brigitte Enguerand
®Brigitte Enguerand

Grâce à une scénographie originale et osée, ainsi qu’à un jeu d’acteurs clownesque, la troupe de Jean-François Sivadier donne de l’ampleur  au texte de Molière, bien que le choix d’une diction rapide et essoufflée en complique l’appropriation. Préparez-vous à vous à franchir les frontières entre salle, scène et coulisses !

Nous faisons face à un drôle de cosmos : des sphères de toutes circonférences, de toutes matières et de différents degrés d’opacités, suspendues par des câbles à diverses hauteurs, parsèment l’espace du premier tableau. Un décor pour suggérer une dimension universelle de la pièce de Molière ? Peut-être. Le parti pris par Jean-François Sivadier est clairement d’impliquer le public dans la pièce et dans l’intrigue de diverses manières. Don Juan et Sganarelle s’adressent régulièrement au public, les prennent à parti : « Sarah de Lausanne ! Oh, mais c’est joli Sarah de Lausanne, ça sonne bien. Et est-ce qu’il y a des Marie dans la salle ? Non ? Et des Fatima ? ». De la sorte, les intrigues et les séductions de Don Juan ne concernent pas seulement Done Elvire ou Charlotte et Mathurine, mais les spectatrices également. Les lumières de la salle ne sont d’ailleurs presque jamais éteintes, le public est aussi visible des acteurs que ceux-ci le sont de nous.

Dès la fin du premier acte, l’espace scénique, délimité de façon traditionnelle par un fond, se transforme. Il neige. La tempête fait naufrager Sganarelle et Don Juan et le vent emporte le grand écran sombre. Les coulisses n’existent presque plus, ou seulement sur les côtés. Au fond, les acteurs passifs et les techniciens sont autant de spectateurs supplémentaires à l’action jouée à l’avant de la scène. Puis, sans mot dire, un acteur qui se trouvait à l’arrière du plateau, s’avance jusqu’au bord de la scène, accroche notre regard, passe devant Sganarelle et Don Juan qui le ne remarquent pas, puis s’en retourne en fond de scène, là où une bataille va commencer. A nouveau, la mise en scène privilégie un rapport actif entre les acteurs et le public, les premiers viennent « chercher » le second pour l’amener au prochain lieu de l’action.

Les techniciens ne sont pas en reste. Alors que les acteurs parlent, ils construisent et modifient le décor. Parfois même, ils participent au jeu, comme spectateurs visibles, ou aident un acteur à se déplacer d’une tour jusqu’au sol. Lors d’un changement de décor qui nécessite la présence des techniciens au milieu du plateau, Don Juan nous livre un intermède et chante Sexual Healing de Marvin Gaye. L’entracte, surprenant, est pourtant bienvenu. A ce moment-là, toutes les précédentes adresses au public nous apparaissent rétroactivement comme autant d’entractes et de suspensions de l’action destinées à impliquer le public différemment, à jouer avec lui.

Cependant, malgré la réussite de cette mise en scène créative et osée, le jeu des acteurs repose sur un parti pris particulier et bien tranché qui peut déranger, celui du grotesque. Physiquement, les personnages sont très typés dans leur démarche et leur maintien : Don Juan marche d’un air affecté, les genoux souvent serrés, le dos un peu voûté ; Charlotte fait un peu pantin, tendant la tête quand elle parle. La diction des acteurs rend le texte de Molière peu compréhensible et lui fait perdre son dynamisme. Essoufflés, ignorant toute ponctuation, ils courent à travers le texte qu’ils énoncent avec des accents répétitifs, avec une régularité robotique. La réplique de Sganarelle à son maître fait écho à ce choix de diction rapide et savamment peu naturel : « Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre ». Ainsi, dans la scène en patois entre Charlotte et Pierrot, ce dernier traîne les voyelles et débite ses répliques sans pause. Le clownesque de la scène atteint éventuellement son but, celui de faire rire le public, une fois que le spectateur a abandonné tout espoir de comprendre la conversation. Étrangement, l’acteur maintient, à peu de choses près, cette diction particulière avec tous les personnages qu’il incarne. Il n’est pas le seul : tous les acteurs modifient leur maintien et leur jeu physique de personnage en personnage, mais très peu leur manière de parler.

Sivadier a exploré au cours de sa carrière de metteur en scène un répertoire assez varié: Molière (avec par exemple Le Misanthrope en 2013), Beaumarchais, Shakespeare, Brecht, Puccini, ou Rossini. Avec Dom Juan, il nous propose une scénographie interactive et qui bouscule, parfois de manière trop appuyée, les codes traditionnels du théâtre : reste un beau raisonnement sur l’art théâtral. Après Bordeaux, Montpellier ou Paris, Dom Juan est à découvrir jusqu’au 3 décembre 2016 au théâtre de Vidy.