Du silence aux cris

Par Nadia Hachemi

$.T .O.r.M. / d’après Théorème de Pier Paolo Pasolini/ mise en scène Vincent Bonillo / Cie Voix Publique / La Grange de Dorigny / du 11 au 17 avril 2016 / plus d’infos

©Pénélope Henriod
©Pénélope Henriod

Quand l’univers du metteur en scène Vincent Bonillo, connu pour ses âpres critiques de la société contemporaine, rencontre celui de Pasolini, un spectacle des plus décapants est à prévoir. Une attente qui ne sera pas déçue! Dans une atmosphère pesante où règnent les non-dits, un jeune homme d’une beauté spectaculaire arrive en grand fracas, chamboulant des personnages aliénés et vides, les extirpant de force de leur torpeur. Nul ne peut lui résister.

Trois hommes et trois femmes sont assis en ligne sur des chaises, au fond d’une scène d’un blanc rendu éblouissant par un éclairage particulièrement cru. Une table placée entre eux forme le seul décor de cette pièce, qui intrigue d’emblée. Un homme sirote une boisson. Dans un costume très arty il se lève et contemple longuement une tâche de vin qu’il a faite délibérément : aucun doute, c’est un artiste !

S’enchaîne alors une série de tableaux qui présentent les membres d’une riche famille bourgeoise. Chacun se lève l’un après l’autre et évolue seul et silencieusement sur scène. Pendant ce temps, un homme, assis lui aussi au fond de la salle, dresse leur portrait moral. Tous ces personnages sont ceux du roman Théorème de Pier Paolo Pasolini ; lui en incarne le narrateur. Une bonne s’empresse de ramasser le désordre de ceux qui se rassoient et d’anticiper les moindres désirs de ceux qui se lèvent. Le jeu de l’actrice, dont la marche suit un tracé géométriquement préétabli, exprime de manière très efficace l’aspect mécanique et étouffant de la position de la domestique au sein de la famille.

Le père, chef d’entreprise, tire toute sa vanité de ses possessions et lutte continuellement pour la préservation de son corps. Exercices physiques, produits cosmétiques, tous les moyens sont bons pour contrer la course du temps et présenter au monde son profil le plus favorable. La mère, fière de son statut social, fait preuve d’un respect appuyé pour « les inférieurs », ce qui ne contribue qu’à mettre en exergue son profond dédain. Un portrait cru de la bourgeoisie, de ses vanités et de ses valeurs fallacieuses s’esquisse.

Lors de la scène du repas familial, seul le discours intérieur de la bonne, toujours relaté par le personnage du narrateur, comble le silence pesant. Le choc de chaque verre et de chaque fourchette sur la table retentit dans un écho qui souligne la vacuité des relations entre ces gens proches, ou qui devraient l’être. Tout à fait dans l’esprit de l’univers de Pasolini, notamment de son film, qui laisse les silences se déployer dans un scénario très pauvre en dialogues, cette mise en scène joue efficacement sur la présence ou l’absence de musique. Lorsque le narrateur se lève pour faire irruption dans la vie de cette famille, la salle s’assombrit, un visage en noir et blanc est projeté sur le fond de la scène tandis qu’une musique sombre, répétitive et hallucinatoire se lève. L’arrivée du jeune homme à la beauté surnaturelle – ce sera lui-même – qui transformera la vie de chaque personnage se déroule dans une atmosphère apocalyptique qui est à la fois présage de la noirceur de la fin et expression de l’attraction irrépressible que le nouveau venu suscite.

Eclatement de la famille. Tentatives de viol et de suicide, cris et pleurs. Chaque personnage se révèle dans toute sa fragilité, dans tout son dénuement psychique et relationnel. « Sometimes I feel like a motherless child » chante le fils en se passant la corde au cou. L’aisance financière, la position sociale perdent tout leur intérêt. Seul le mystérieux invité parvient par la possession des corps à apaiser le trouble qu’il a lui même causé. Temporairement, à n’en pas douter, puisqu’il faudra bien qu’il parte, laissant chaque membre de la famille hagard, fixant de manière hébétée le passage par lequel il est sorti.

Finalement certains personnages, la mère et la fille, recouvrent la parole. Elles expriment la douleur de la perte de cet homme, de même que ce qu’il leur a révélé. Là réside, me semble-t-il, toute la portée de cette mise en scène : dramatiser l’aliénation des personnages à travers leur silence puis leur conquête de la parole sous l’effet du mystérieux jeune homme. L’utilisation d’une voix narrative qui se substitue à celle des personnages exprime de manière très réussie les enjeux qui entourent le langage dans l’œuvre de Pasolini. Le choix de se contenter de suggérer la sensualité brûlante du texte original pour se concentrer sur les mots et leur absence permet d’accentuer l’effet subversif de la présence de cet invité. Une pièce qui actualise efficacement en termes scéniques la réflexion existentielle du texte original et reproduit avec succès l’âpreté du regard qu’il porte sur la société et ses conventions.