L’illusion véritable d’une tragédie comique

Par Suzanne Crettex

La tragédie comique / de Yves Hunstad et Eve Bonfanti / mise en scène Eve Bonfanti / TKM / du 2 au 7 février 2016 / plus d’infos

©Olivier Garros
©Olivier Garros

Avec La Tragédie comique, Yves Hunstad – seul présent sur scène – et Eve Bonfanti nous emmènent dans une création époustouflante, au rythme de mises en abymes, de jeux de miroirs, de paradoxes. Un théâtre dans le théâtre dans la plus pure tradition baroque pour interroger la vanité et la nécessité fondamentale de continuer à raconter des histoires.

Ce soir, il semble que La Tragédie comique n’aura pas lieu. L’acteur n’a pas appris son texte, les feuilles de la pièce sont mélangées, les lumières mal réglées. Pas de décor excepté des planches de bois et un rideau constituant une scène, un coussin, un lutrin et un balai qui sert tour à tour de cheval et d’épée. Le spectacle que l’on nous propose thématise l’attente d’une tragédie qui ne sera pas et se construit en creux autour d’une pièce fantôme.

« Mais pourquoi êtes-vous venus ? » C’est la question que l’on nous pose, d’entrée de jeu, alors que les projecteurs sont braqués sur le public. « Pour vous mettre à l’abri de vos tempêtes ? […] pour entendre parler d’amour ? » D’emblée, les rôles sont inversés. C’est au spectateur de répondre, de s’interroger sur sa propre conception du théâtre. Oui, qu’attendons-nous ce soir ?

Seul sur scène, le personnage principal de la pièce fantôme, « imaginaire » comme il aime à se qualifier, raconte son histoire. Né dans les étoiles, il a vu partir à pied Don Quichotte suivi d’un « petit homme sur son âne », joué aux cartes avec le roi Lear avant que Shakespeare ne « décime son entourage ». Lui, de peur d’être un personnage « condamné à errer dans tous les théâtres du monde » s’il n’était pas écrit et joué, s’est choisi un acteur, pour l’incarner. Il l’a nourri de sa propre sagesse, lui a transmis l’amour du théâtre – « Tu les verras, ces paysages imaginaires ». Pour qu’enfin, lui, puisse naître par la création.

Dans cette parenthèse autobiographique, touchante et drôle à la fois, le « personnage imaginaire » adopte des mimiques grotesques, un ton de voix maniéré, et semble improviser ses répliques comme dans la commedia dell’arte. Sa légèreté et drôlerie s’opposent à la mesure presque mélancolique de « l’acteur », lui aussi interprété par Yves Hunstad, mais cette fois sans son énorme nez postiche.

Et La Tragédie comique dans tout cela ? On semble y venir : les trois coups sont frappés. Les rôles paraissent rétablis puisque l’acteur et son personnage ne font plus qu’un. Le public est plongé dans le noir et reprend sa position de distance habituelle. Registres lyrique et épique sont convoqués pour nous raconter « la grande scène du grand voyage vers l’amour ». On se croirait enfin au théâtre – du moins comme on nous l’a toujours présenté.

Mais c’est quand l’illusion semble enfin fonctionner que le jeu de miroirs se remet en branle, que l’acteur s’écroule, épuisé, avant même d’avoir terminé sa réplique, que les lumières s’affolent, que le rideau tombe sur ce dernier – au sens propre du terme ! L’ultime face-à-face entre le personnage et l’acteur révèle, pour l’effroi du second, qu’ils sont les mêmes. Qu’en fait, les êtres imaginaires sont l’« invincible espoir » en même temps que « ce rêve […] pas encore perdu » qui habitent tout un chacun, le réservoir d’images qui l’empêchent d’avoir trop peur.

Malgré l’échec affiché de la représentation, La Tragédie comique a bien eu lieu. Alors que l’on était dans l’attente d’une représentation parfaitement rodée et illusionniste, c’était justement son absence qui constituait la trame d’un théâtre « au-dessus du théâtre », dans lequel, en tant que spectateurs, nous étions aussi les acteurs. Le jeu de miroirs est ainsi résorbé dans un tourbillon d’histoires qui permet d’affronter la réalité. L’ultime réplique que le personnage de fiction adresse à son acteur : « Va mon acteur, va, sans avoir peur d’aimer désormais », est un hymne aux forces créatrices de l’imagination et à leur pouvoir cathartique devant la peur et le malheur.

Et puisque, en tant que spectatrice, on m’a permis de dire « je » : j’ai aimé, ri, été profondément touchée par cette création de la Fabrique Imaginaire. Parce que cette histoire était un peu la mienne et qu’elle m’a réellement fait réfléchir sur mon expérience de la dramaturgie, sans négliger cette part d’enfance qui aime qu’on lui raconte des histoires encore et toujours.