Frère, je nous hais

Par Justine Favre

Frères Ennemis (La Thébaïde) / de Jean Racine / mise en scène Cédric Dorier / La Grange de Dorigny / du 11 au 15 novembre 2015 / plus d’infos

©Alan Humerose
©Alan Humerose

Cédric Dorier, familier des adaptations mais aussi des créations novatrices, présente en ce moment à La Grange de Dorigny la Thébaïde, première tragédie de Racine. Faisant le choix audacieux (d’aucuns diront étonnant) de suivre strictement le texte de l’auteur dans sa forme classique tout en transposant la scène dans un contexte contemporain indéterminé, le metteur en scène a parié sur la plasticité et la portée universelle de l’œuvre, la modelant de telle sorte qu’elle nous touche malgré l’archaïsme de la langue de l’époque de Louis XIV. Le pari est-il réussi? Le résultat est mitigé.

Les raisons de la colère

La Thébaïde, au sous-titre évocateur Les Frères ennemis, est le fruit d’un auteur d’à peine vingt-quatre ans. Elle porte pourtant déjà en germe ce qui fera la pureté de la langue racinienne. De même, les thématiques politiques, les questions d’honneur et le dilemme amoureux y sont traités avec une grande finesse, ce qui en soi est déjà une raison suffisante de s’y intéresser. Sa singularité est cependant avant tout de développer, avec une violence à la fois primaire, naïve, et assumée, la question de la haine. Car si la haine est un des topoi de la tragédie classique, celle qui est déployée dans la Thébaïde est d’une nature particulière.

Non seulement elle lie les jumeaux Polynice et Etéocle, deux êtres identiques ne pouvant voir en l’autre que son propre reflet (et l’on se souvient des mythiques Caïn et Abel ou Romulus et Rémus), mais surtout cette haine est en réalité sans objet, et par conséquent d’une puissance destructrice absolue, dont, à l’inverse des couples précédemment cités, il ne peut rien naître. Racine insiste à plusieurs reprises sur le caractère inné de celle-ci chez les deux protagonistes, qui se détestent avec une constance égale depuis avant même leur naissance. « Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,/ Dans les flancs de ma mère une guerre intestine,/ De nos divisions lui marqua l’origine », annonce Etéocle au début de l’acte IV.

Et si, certes, cette haine trouve principe dans un châtiment divin (on se souvient des amours incestueuses d’Œdipe et Jocaste, les parents des fratricides), elle se déploie en roue libre, alimentée naturellement au sein d’une unité spatiale dont ils ne peuvent se départir, les frères étant censés se partager le trône de Thèbes une année chacun, suite au décret d’Œdipe. De fait, leur haine viscérale devient cercle vicieux. Excédant la durée de la pièce, reflétée à l’infini par principe puisqu’elle est l’affaire de deux identiques et figée dans la mort réciproque, cette haine devient un universel répondant à n’importe quel contexte, et modulable à loisir.

Un décalage boiteux?

Cette portée universelle, Cédric Dorier a décidé de l’exploiter en transposant le propos dans un univers contemporain tout en conservant intacte la lettre racinienne. Les alexandrins, les archaïsmes, et même les liaisons désuètes, tout le texte est rendu fidèlement par des acteurs qui par ailleurs travaillent remarquablement des vers évidemment difficiles à accentuer.

Mais, aussi étonnant que cela puisse être compte tenu de la transparence du style de Racine – qui permet une grande marge de manœuvre au niveau de la mise en scène, la fidélité au texte fige quelque peu les personnages dans une posture artificielle que le reste de la mise en scène (que ce soient les mouvements des acteurs mettant en avant le rôle médiateur et pacifique des femmes, ou les dispositifs sonores et luminaires) fort heureusement atténue. Certainement, la modernisation des décors et des costumes permet une plus grande identification par le public, et offre un panel de symboles à explorer. Il n’empêche que le décalage entre le fond et la forme n’est pas forcément facile à saisir, et que si certains apprécient la métrique et le rythme des alexandrins dans ce qu’ils peuvent faire passer comme émotions, l’associer à un univers contemporain peut déranger. De même, la mise en scène ne semble pas toujours correspondre au sens des répliques : en effet, si le rôle des femmes est accentué, ce n’est que dans le geste et le ton : les actions de celles-ci restent toujours impuissantes, comme c’est classiquement le cas ; leurs mots semblent rater constamment leur cible, et à la fin, Jocaste et Antigone échouent à rétablir la paix entre les frères, malgré leur force sur scène.

Entre déconstruction et fidélité, le propos hésite donc et ne se décide qu’à la toute fin du dernier acte. Il aura fallu attendre longtemps pour voir enfin l’effet de la haine absolue sur le tissu des mots. Lorsque la fureur fraternelle a tout balayé et que sur la scène – où règne le chaos – vacille le dernier survivant de cette famille décimée par la haine, enfin la parole s’accorde au reste et se désagrège dans une lumière glauque avant de plonger brusquement dans le silence. L’ambiance est surréelle, et l’émotion est bien là.