Deux hobos africains ont rendez-vous avec Godot

par Deborah Strebel

En attendant Godot / de Samuel Beckett / mise en scène Jean Lambert-wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra / 1er avril 2015 / Théâtre du Passage / plus d’infos

© Tristan Jeanne-Valès
© Tristan Jeanne-Valès

Jean Lambert-wild, Marcel Bozonnet et Lorenzo Malaguerra proposent une exotique relecture d’un grand classique du théâtre de l’absurde sous l’angle de l’exil.

La salle est comble, la lumière s’éteint peu à peu, faisant taire les derniers bavardages du public neuchâtelois. Une quinte de toux retentit, suivie de quelques grognements, un doux éclairage révèle alors un homme assis sur un bidon, sous un arbre, en train d’essayer péniblement d’ôter sa chaussure. Présenté ainsi, rien ne paraît original : s’agit-il d’une énième représentation du célèbre incipit de l’une des plus incontournables pièces du XXe siècle ? Pourtant, dès les premiers instants, une tonalité particulière règne sur cette représentation d’En attendant Godot, ne serait-ce que par le choix des acteurs, deux talentueux comédiens ivoiriens : Fragass Assandé et Michel Bohiri.

En ayant recours à des artistes africains, le trio de metteurs en scène franco-suisse vise à « faire entendre sous un jour nouveau » la pièce en l’ancrant dans une réalité contemporaine : celle des flux migratoires. Estragon et Vladimir deviennent ici Gogo et Didi. Ces surnoms africanisants ajoutés au charmant accent des deux individus incitent le public à lire les personnages beckettiens comme des exilés en attente d’un passeur, voire d’un visa. La réalité a d’ailleurs rattrapé la fiction car l’obtention des visas pour les acteurs a pris cinq mois, obligeant l’équipe à commencer les répétitions via skype. Ce qui n’a absolument pas découragé Lorenzo Malaguerra, directeur du théâtre du Crochetan, Marcel Bozonnet, sociétaire à la Comédie Française et Jean Lambert-wild, à la tête, depuis 2007, de la Comédie de Caen Centre Dramatique National de Normandie. En présentant le spectacle sous le prisme de l’émigration, les trois initiateurs du projet souhaitent susciter des résonnances politiques actuelles et confronter deux mondes qui pourraient être l’Orient et l’Occident.

Pour ce faire, face aux deux hobos africains, qui ont jadis travaillé dans un vignoble avant d’être contraints à l’errance, apparaît un Pozzo aux airs de chapelier fou, interprété par Marcel Bozonnet, accompagné d’un Lucky tenu en laisse, incarné par Jean Lambert-wild, dont le costume rayé n’est pas sans rappeler l’uniforme des rescapés des camps. Symbole des atroces épisodes historiques de l’Occident ou allusion au contexte de rédaction de la pièce, cet habit se différencie visuellement des haillons beiges portés par Estragon et Vladimir, qui s’accordent parfaitement aux parois grèges et délavées du décor. Pozzo et Lucky sont caractérisés par un jeu clownesque. Le premier, parlant à toute vitesse, hurle les directions : « Arrière, Avant », à son domestique, grimé en blanc, dos voûté, l’air mélancolique. La référence au cirque semble traverser toute la pièce. Si le couple « maître-esclave » fait penser à l’auguste et au clown blanc, le duo principal, pour tuer le temps, propose des espèces de petits numéros, jonglages avec chapeau, exercices de « relaxation » alternant grands mouvements de bras et équilibre sur un pied. Ces acrobaties exécutées joyeusement par ces « Laurel et Hardy » de l’Afrique de l’Ouest apportent légèreté et comique.

Cette lecture africanisante rafraîchit radieusement ce grand classique beckettien, même si on évite de justesse seulement le piège de la caricature auquel peut conduire cet excès d’exotisme.