Une chèvre exotique

par Maëlle Andrey

Monsieur, Blanchette et le Loup / d’après Alphonse Daudet / texte et mise en scène José Pliya / du 4 au 15 mars 2015 / Petit Théâtre de Lausanne / plus d’infos

© Danielle Vendé
© Danielle Vendé

« Dans le paradis qu’a été mon enfance, La chèvre de Monsieur Seguin a été la première histoire qui m’a fait toucher du doigt, inconsciemment, confusément, le sens du tragique… » : José Pliya, auteur et metteur en scène de Monsieur, Blanchette et le Loup revisite avec humour, délicatesse, poésie et profondeur la célèbre nouvelle d’Alphonse Daudet, en y faisant surgir tout à la fois les aspects tragiques et profondément humains.

Monsieur (Ricky Tribord) est un éleveur, possédant de nombreuses terres. Son rêve le plus cher est de vivre heureux, entouré de ses chèvres bien-aimées. Mais tout n’est pas si simple pour Monsieur qui a, dans son proche voisinage, un rival très séduisant : le Loup (Éric Delor).
Le soleil tape, haut dans le ciel. Allongé sur une chaise longue en bois, le Loup, avec son look de rockeur (lunettes de soleil, marcel transparent, pantalon et bottes de cuir posées à côté de lui, chapeau de cow-boy pendu à la chaise), fait bronzette.

Chaque jour, Monsieur, souriant, sympathique et plein de bonnes manières, constate avec désespoir qu’une nouvelle de ses biquettes a quitté son élevage et accoure l’annoncer à son voisin le Loup. Ce dernier le rassure à chaque visite, tout en caressant son ventre bien arrondi : les fugueuses sont bien « ici, chez lui ».
Les jours passant, le nombre de chèvres de Monsieur diminuant, la tension entre les deux voisins monte : Loup devient de plus en plus irrité et agressif ; Monsieur, répétant toujours la même rengaine, est de moins en moins patient et jovial. Le « prédateur sédentarisé » se plaint à son voisin de n’avoir même plus besoin de chasser, car les chèvres, séduites et attirées par les mauvais garçons, viennent d’elles-mêmes se jeter dans sa gueule.
Un coup de fusil retentit : les relations de voisinage ont changé. Désormais, Monsieur ne se laissera plus faire. Ne possédant plus qu’une seule et dernière chèvre, ramenée d’une contrée exotique, Blanchette (la sublime Karine Pédurand), Monsieur décide de lui faire croire qu’elle est une vache, afin qu’elle ne passe pas sous les griffes du prédateur. Blanchette, seule et barricadée, s’ennuie et devient folle (elle propose alors une chorégraphie digne d’un spectacle de danse contemporaine) dans son enclos, délimité sur la scène par une douche de lumière.

Littéralement, la chèvre qui se croit vache s’arrache les cheveux : ôtant sa perruque blanche et ses faux cils blancs, se libérant de ses attributs, Blanchette devient vraiment elle-même, chèvre. Vexée par le mensonge de Monsieur, qui est un personnage lâche, peureux et menteur ; poussée par une grande envie de liberté et par le charisme du gentleman Loup, elle décide de vivre sa vraie vie de chèvre… quitte à se laisser tenter par le Loup…
José Pliya, qui se considère comme un auteur « post-racialiste », est né en 1966 au Bénin. En 2003, il se voit récompensé du Prix du jeune théâtre André Roussin de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre. Auteur de plus d’une vingtaine de pièces de théâtre connues sur les cinq continents, Directeur de l’Artchipel, Scène Nationale de la Guadeloupe depuis 2005, il crée, en janvier 2011, son premier texte pour les enfants Mon Petit Poucet, œuvre conçue en diptyque avec Monsieur, Blanchette et le Loup.

Cette réécriture de La chèvre de Monsieur Seguin et sa mise en scène novatrice sont abordées par José Pliya comme un défi, celui de faire résonner aujourd’hui les contes qui l’avaient touché dans son enfance et faire passer un « message camusien » aux enfants et notamment à ses deux filles : chacun est maître son destin. A côté d’une lecture enfantine de ce conte coloré, un message plus profond peut être décelé dans une lecture « coloniale » du texte : entre possession, soumission, partage de territoires. L’auteur perçoit en Monsieur, qu’il a inventé en s’inspirant du protagoniste des Soleils des indépendances de Ahmadou Kourouma, « des résonances avec la culture des Peuls » (notamment dans sa relation avec Blanchette, qu’il considère comme sa vache). De plus, Blanchette fait retentir « des échos de la relation complexe que les Antilles françaises entretiennent avec la métropole ». La question du territoire est également soulevée : Monsieur est un riche propriétaire de biens et de terres ; Blanchette est enfermée dans un espace sécurisé et minuscule ; le Loup ne vit plus en meute et s’est sédentarisé, etc.

« Monsieur, Blanchette et le Loup » : le titre annonce un trio, mais la mise en scène expose toujours des couples : Monsieur et le Loup. Monsieur et Blanchette. Blanchette et le Loup. Plusieurs saynètes de duo se succèdent, laissant le tiers dehors. Notons une esthétique et une recherche graphique remarquables, entre chorégraphies parfaites, subtils jeux de lumière et plateau blanc donnant de l’éclat aux peaux colorées des trois magnifiques et charismatiques comédiens. Le jeu très expressif de Karine Pédurand, Éric Delor et Ricky Tribord, qui travaillent minutieusement les intonations, les voix, les gestes, amènent indéniablement au texte de José Pliya une fraîcheur et une belle profondeur.

Un magnifique conte plein de couleurs chaudes pour petits (dès 7 ans) et grands, à découvrir au Petit Théâtre de Lausanne jusqu’au 15 mars prochain.