La querelle des anciens et des modernes

Par Nicolas Joray

Le Roi Lear / de William Shakespeare / mise en scène Hervé Loichemol / du 20 janvier au 7 février 2015 / Comédie de Genève / plus d’infos

© Marc Vanappelghem
© Marc Vanappelghem

Pour sa première mise en scène d’un texte de Shakespeare, Hervé Loichemol, directeur de la comédie de Genève, nous donne à voir entre les murs de son théâtre un conflit entre le désuet et le nouveau, qui s’articule jusque dans la scénographie du spectacle.

L’ancienne génération contre la nouvelle. Le Roi Lear vieillissant contre deux de ses filles, jeunes et ambitieuses. C’est cette tension qui est au cœur de la pièce de Shakespeare. La fable peut être résumée ainsi : le monarque, arrivé à un âge vénérable, se décide à partager son royaume entre ses trois filles ; mais sa cadette Cordélia, trop sincère à son goût, se voit refuser la part la plus importante de l’héritage qu’il lui destinait ; ses deux autres filles s’emparent de ce trésor ; cependant, alors que ses enfants cèdent aux sirènes du pouvoir et renient tant leurs rôles de filles que les engagements plus formels qui les obligent à s’occuper de leur père, le roi prend conscience de son erreur. Il supplie : « Je vous ai tout donné. » ; on lui répond sèchement : « Et il était temps !» la tragédie est en marche.

Là où certaines mises en scène de textes classiques font le pari d’une transposition moderne et où d’autres visent la reconstitution historique, celle-ci semble assumer un double registre. De longs manteaux avec dorures y côtoient un pantalon en cuir. Les épées font face aux pistolets. Un instrument de torture médiéval contraste avec des boîtes de raviolis. Des images de tableaux classiques et d’intérieurs de demeures anciennes sont projetées sur une paroi en bois sobre, fixée sur un plateau incliné. « C’est tout notre monde contemporain que l’on entend sourdre, dans sa grandeur, ses crises, ses contradictions » annonce le projet artistique. D’un côté, on regrette une forme de timidité dans l’actualisation de la pièce : les signes qui permettraient aux spectateurs de faire sens de ce texte dans notre monde contemporain sont finalement peu nombreux. À nous de faire notre chemin. De l’autre, on salue la coprésence assumée du registre du nouveau et de celui de l’ancien, qui fait écho au thème profond de l’intrigue, et laisse une liberté d’interprétation aux spectateurs, en ne forçant pas le propos du texte dans la direction d’un contexte social qui serait trop décalé.

Au niveau rythmique, le spectacle va crescendo. Il commence de manière assez sobre et calme : les personnages viennent sur scène et parlent, sans aucune grandiloquence. À mesure que le roi (et d’autres) sombre dans la folie, les comédiens font tourner le plateau sur lui-même, la bande sonore se fait plus présente (avec notamment un orage réalisé en partie à l’aide d’une tôle secouée et amplifiée), les coups de feu fusent, les costumes deviennent plus extravagants (l’un des comédiens, par exemple, se fait une culotte d’un sac poubelle). Le rythme s’emballe. Judicieusement, car la longue durée du spectacle implique un défi : tenir les spectateurs en haleine pendant trois heures et demie environ, entracte compris. Si quelques comédiens réputés figurent sur scène (notamment Patrick Le Mauff dans le rôle du Roi Lear), d’autres moins connus proposent des interprétations énergiques et saisissantes. C’est le cas de Jean Aloïs Belbachir dans le rôle d’Edmond, qui réussit avec brio à créer un sentiment d’écoute (voire de dégoût envers son personnage odieux) lors de ses apartés, notamment, et contribue de la sorte à rythmer le spectacle.

Ceux qui sont avides d’actualisations et d’expérimentations « contemporaines » seront peut-être un peu déçus par ce Roi Lear. Pour les autres, intéressés par une mise en scène bien ficelée et fidèle au texte de Shakespeare, la dernière création d’Hervé Loichemol est à découvrir jusqu’au 7 février à la Comédie de Genève.