Faire vivre le texte, à plusieurs

Par Noémie Desarzens

Une critique de Derborence / D’après le roman de Charles-Ferdinand Ramuz / mise en scène Mathieu Bertholet / les 15 et 16 octobre 2014 / Nuithonie / plus d’infos

Copyright : Compagnie MuFuThe

L’entrecroisement et le chevauchement des voix caractérise cette collaboration entre le metteur en scène valaisan Mathieu Bertholet et sa compagnie MuFuThe. Cette adaptation du roman de Ramuz frappe par sa riche et complexe choralité. La lenteur de la parole retranscrit le style de Ramuz, au risque de certaines longueurs.

Les comédiens entrent silencieusement un par un sur la scène. Des spectateurs sont encore en train de chercher leur place et parlent entre eux dans la salle éclairée. Abruptement, un des comédiens annonce : « Derborence » ! Le public se tait. Alors seulement la salle commence à s’obscurcir. «Un», s’exclame ensuite un autre comédien, signalant le premier chapitre : le texte de Ramuz est à l’honneur dans cette adaptation scénique qui le suit fidèlement. La puissance des mots de Ramuz, parfois couplée avec la gestuelle des comédiens, transpose l’atmosphère de Derborence. Mathieu Bertholet conjugue la littérarité de ce roman avec des chorégraphies, insistant sur la présence charnelle de ses comédiens.

Le roman de Charles-Ferdinand Ramuz, paru en 1934, est inspiré d’un fait réel : l’éboulement de la paroi d’une montagne près du village valaisan de Derborence au XVIIIe siècle. Cette catastrophe naturelle a causé la mort de quinze personnes, de plus de 170 bêtes et l’effondrement d’un grand nombre de chalets. Ce drame est reconstitué à travers l’entrecroisement de récits de villageois, qui mêlent le documentaire à l’imaginaire. Mathieu Bertholet choisit de se focaliser sur la relation entre Antoine, qui survit miraculeusement après avoir été enseveli, et Thérèse, sa femme enceinte. Le dramaturge, danseur et metteur en scène valaisan signe sa deuxième production avec sa compagnie Multifunktions Theater (MuFuThe), après l’adaptation de Berthollet, de Ramuz également, paru en 1910. Cette représentation de Derborence est la poursuite d’un projet mené sur trois ans de résidence en Valais, au Théâtre du Crochetan. Ce spectacle a été présenté en avant-première à la mi-août dans le décor naturel et grandiose de la vallée de Derborence, dans le cadre du 300ème anniversaire de l’éboulement du massif des Diablerets.

La nature occupe une place prépondérante dans cette œuvre de Ramuz, ce dont l’avant-première à ciel découvert pouvait témoigner. Dans la salle fermée de Nuithonie à Fribourg, la nature se fait plus discrète. La scène étonne par son dépouillement. Le dispositif sonore évoque la montagne à travers son grondement et ses crissements. L’éclairage tend à rendre un effet naturel de lumière et devient parfois un travail plus esthétique. Des rayons éclairent partiellement les mouvements corporels des personnages, fragmentant leurs gestes chorégraphiés. Le décor évoque l’écroulement des parois par la présence de deux pans concaves, créant un sentiment d’oppression. Une telle impression d’enfermement rend compte de la présence imposante des montagnes et comparativement de la fragilité de l’homme. La toute-puissance de cette nature ramène la condition humaine à une certaine modestie.

Les voix des victimes de cette catastrophe naturelle sont tour à tour incarnées par les dix comédiens de la compagnie. La notion d’individu est dissoute au profit de celle de communauté. L’histoire se déploie au travers de la présence charnelle et des différentes voix des comédiens. A travers cette choralité, Bertholet explore « la frontière entre le collectif et le chœur, entre la masse, l’anonyme et l’individu ». Cette choralité est un exercice de groupe : les bruits de respiration scandent la représentation et témoignent de la difficulté de l’exercice. Deux voix disent la même phrase, parfois avec un léger décalage. Cet enchevêtrement des différentes voix rend compte de la matérialité de la parole – un effet d’écho en résulte, soulignant la présence de la montagne. La gestualité des comédiens permet de « soutenir » et d’ « agrandir » les mots : un personnage recouvre ainsi son visage de ses mains lorsqu’il parle, suggérant la douleur et l’accablement. La répétition de ces gestes chorégraphiés rythme la représentation.

La complexité de cette choralité rend compte de la fascination du metteur en scène pour la langue de Ramuz. Ces chevauchements, ces croisements de voix sont toutefois, il faut l’avouer, un peu difficiles à supporter sur toute la longueur de la représentation : le poids des mots et la lenteur de la langue travaillés par Ramuz sont transposés de façon trop systématique dans un débit au ralenti. Plus exactement, ce n’est pas tant la lenteur qui dérange – la parole est traînante, mais cela fait aussi apprécier les mots pesés de Ramuz – que certaines longueurs : les pauses entre les répliques finissent par s’éterniser, voire s’enliser. Alors que Bertholet abandonne « le pouvoir des mots lorsqu’il faut passer a? la scène pour donner plus de force aux gestes, a? la présence charnelle de l’humain », ces moments chorégraphiés ne sont véritablement efficaces que lorsqu’ils fusionnent avec la parole, et que le geste permet de suggérer l’inexprimable.

Reconnaissons néanmoins que le pari de Mathieu Bertholet de rendre justice à la littérarité du texte de Ramuz est réussi : le spectateur est immergé dans cette langue. Les comédiens ne disent pas seulement le texte, ils l’habitent. A découvrir, donc, pour les amoureux de la parole ramuzienne.

 

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