La valse aux amours anciennes

Par Alice Bottarelli

Une critique sur le spectacle :
Derniers remords avant l’oubli / de Jean-Luc Lagarce / mise en scène Michel Kacenelenbogen / au Théâtre de l’Orangerie à Genève / du 16 au 26 juillet 2014 / plus d’infos

© A. Rebetez
© A. Rebetez

Six personnages nerveux, debout et raidis, dans le vide du décor. La pièce s’ouvre sur un malaise latent, persistant, que les premières paroles de bienvenue ne font rien pour dissiper. La journée est belle, oui, la maison aussi, l’air de la campagne devrait faire du bien aux convives venus de la ville. Mais ça fait longtemps, depuis qu’on s’est vus la dernière fois, et on ne sait pas par où commencer, ce qu’il faut dire vraiment, on est à fleur de peau, la route a été longue, fatigante, on s’agace vite, les reproches se mettent à fuser…

Trio tendu

Hélène est venue avec son mari, l’agent commercial en complet bleu, et son adolescente de fille en collants râpés et minishort en jeans. Paul a fait en sorte d’être accompagné de sa femme bien sagement vêtue, cheveux tirés et pas l’ombre d’un décolleté. Pierre, lui, est seul pour les accueillir au centre de la pièce. Ils se sont réunis pour régler des histoires d’argent, vendre la propriété, se débarrasser de cette maison pleine de souvenirs enlisés dans le silence. Ce silence tellement plombant, collant. Dont il faut sans cesse se dépêtrer, dès qu’on ouvre la bouche. Qu’on comble par de longues diatribes pleines de vides, par d’incessantes reformulations, des parenthèses qui ne mènent nulle part, des précisions qui ne précisent rien. Il faut bien établir le contact, faire mine de communiquer, nous sommes entre gens civilisés. Mais les choses, les relations, les personnages,  sous leurs dehors lisses et polis, sont loin d’être tendres.

La composition de base se comprend vite : un ancien ménage à trois, fondé par un bel enthousiasme post-soixante-huitard. Le rêve dissous d’un amour marginal vécu dans les verts pâturages, à l’écart des médisances citadines, dans une pleine liberté et légèreté de mœurs. Hélène, Paul et Pierre, il y a vingt ans de cela, s’aimaient sans gravité. Leur idylle pastorale prenant fin, ils s’en sont allés chacun de leur côté, refaire leur vie avec plus ou moins de succès. Il est temps maintenant de signer la fin de cette époque au bas d’un contrat de vente. Mettre la clé sous le paillasson du passé, et entretenir la jolie façade d’aujourd’hui. Bien sûr, chacun sait d’avance que les autres vont « faire des difficultés ». Alors, sans même l’irruption d’un événement déclencheur, commencent à s’enchaîner les rancœurs mal exprimées, les accusations injustifiées, les paroles de travers. Autour d’elles flottent les trois personnages extérieurs au trio des anciens amants, Antoine, la jeune Lise, et Anne. Eux sont les victimes involontaires des tensions latentes qui électrisent la pièce. Ils tentent de résister à ce sentiment d’incompréhension, d’exclusion, qui mine leur rapport aux autres. En vain.

Une danse aérienne qui prend l’eau

Trois femmes, trois hommes, un triangle amoureux autour duquel gravitent les personnages secondaires : les figures s’échangent, se meuvent, s’entrecroisent comme au fil d’un ballet. La scénographie traduit cette sensation de voltige, allège la succession figée des dialogues. Une scène surélevée, en forme de trapèze, entourée par des murs sur lesquels sont projetés des nuages : cet espace en suspension, dépouillé, offre aux comédiens une piste de danse (ou, suivant les moments, une piste de combat, d’escrime ou de lutte), une estrade où ils évoluent souplement, se plaçant dans l’ombre des bords en absents muets, ou sous les lumières lorsque leur tour est venu de se confronter à un partenaire. Cette construction à géométrie variable semble donc laisser libre cours à l’inattendu, s’ouvrir à bien des possibles. Mais rien n’est laissé au hasard dans cette mise en scène en perpétuelle tension, car chaque interaction demeure minutieusement chorégraphiée. Les mouvements sont mesurés, les corps souvent statiques durant les dialogues. Tout concorde dès lors à rendre cette impression d’enferment et de poids que le texte laisse planer. Comme si les personnages étaient confinés dans leur corps, leur habillement stéréotypé, l’image qu’on projette sur eux et qu’ils renvoient de plus belle, Anne en ménagère sans originalité, Hélène en séductrice ayant pris de l’âge, talons et robe rouges, Pierre avec son pull à col roulé de vieux prof de littérature. Comme si leurs tentatives pour échapper à la gravité, par l’humour ou le cynisme, les grossièretés jetées comme des riens, ne faisaient que les river de plus belle à leurs petits calculs de bourgeois sans gloire. Et les nuages sur les murs s’assombrissent et se chargent de pluie, ramenant à la lourdeur concrète du quotidien leur désir d’élévation d’autrefois.

Donner corps avant l’oubli

Tel est le sort de ces amants d’un autre temps, qui se retrouvent empêtrés dans les restes d’un passé nimbé d’or, puis abhorré, sans savoir comment s’en extirper désormais. Cette mélancolie impossible, cette platitude rageuse des retrouvailles sans élan, la musique les rappelle sans cesse, répétitive et monotone. Le travail de Michel Kacenelenbogen, qui réunit une troupe belgo-suisse sur les planches, à Bruxelles puis à Genève, donne à la pièce cohérence et unité. Les acteurs ancrent chaque personnage dans un rôle bien défini, tenu à travers toute l’intrigue. Les diverses relations  qu’ils explorent sont fines, réfléchies. Sur scène, la pièce prend corps, tient le spectateur d’un bout à l’autre par son équilibre et son rythme.

Malgré tout, le texte peine à prendre son envol.L’écriture de Jean-Luc Lagarce, loué comme un « classique contemporain »,  se révèle à vrai dire parfois verbeuse et datée. Sa pièce, pourtant l’une des plus connues, pourra paraître dépourvue d’enjeux significatifs, au-delà de l’intrigue peu engageante du partage d’une propriété foncière entre des riches de bonne famille, autrefois insoucieux des convenances, mais désormais rangés. Un drame bourgeois sans drame. La contemporanéité du texte n’est donc pas si frappante que cela, si ce n’est par sa façon de niveler les enjeux et les hiérarchies, d’aplatir les problématiques et les valeurs au point que malgré la gravité apparente de la situation, rien ne semble véritablement compter aux yeux des personnages. Cet effritement du sens se confirme par une fin sans révélation quelconque, sans retournement, sans résolution. Certains tics d’écriture rendent par ailleurs le fonctionnement du texte parfois systématique (par exemple, la plupart des dialogues commencent avec une longue diatribe d’un personnage gêné par le silence de son interlocuteur). Il n’en reste pas moins que Lagarce met sur pied des relations adroites entre ses personnages, séduit par des répliques ingénieuses et acérées. Grâce à la justesse de jeu des comédiens et une mise en scène qui adhère au texte et exploite pleinement les subtilités qu’il a à offrir, Derniers remords avant l’oubli prend vie au milieu des cieux de la scène. À découvrir dans le décor verdoyant du théâtre de l’Orangerie qui, avant même de monter dans la salle, invite le spectateur à se plonger dans une délicieuse atmosphère de jardin à la campagne.

 

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