Un transfert ingénieux du polar au théâtre

Par Alice Bottarelli

Une critique du spectacle :
Mercedes-Benz W123 / texte et mise en scène Marie Fourquet – Cie ad-apte (CH) / du 11 au 16 mars 2014 au Théâtre Arsenic à Lausanne / le 26 avril au Centre Culturel Régional de Delémont / du 30 avril au 17 mai au Théâtre Saint-Gervais à Genève / plus d’infos

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© Dorothée Thébert Filliger

Une belle adolescente retrouvée morte dans le coffre de la Mercedes de son père. La veille au soir, Juliette emprunte les clés, fuit sur la route vers le jeune homme qu’elle aime ; à l’aube, la découverte de son corps nu emmêlé dans ses cheveux blonds fait surgir le drame dans sa famille. Un drame glauque, qui en révèle d’autres, et dont même les victimes ne sont pas innocentes… La pièce de Marie Fourquet nous plonge dans une ambiguïté dont personne ne ressort indemne.

S’inspirant non pas d’un véritable fait divers, mais du phénomène du fait divers en tant que genre littéraire, embrayeur de fiction et manifestation sociologique voire anthropologique, Marie Fourquet emprunte et détourne simultanément les caractéristiques du polar dans lesquelles s’inscrit son travail de création. Par le biais d’un scénario d’enquête devenu habituel pour les cinéphiles et lecteurs contemporains, respectant les codes bien connus du genre, elle propose une intrigue percutante par son actualité, sa simplicité et ses références à un panorama intertextuel bien défini. Rien de fondamentalement original, mais rien qui ne tombe non plus dans l’évidence ou le raccourci malheureux.

Des Experts aux Millenium, de la série TV à la trilogie romanesque en passant par le cinéma et la BD, on a vu le règne du polar se déployer à travers de nombreuses contrées de l’art. Comme tout genre à succès ancré dans une époque, le policier tend à se faire la chambre d’échos de problématiques contemporaines, tout en admettant une filiation constante à un certain esprit positiviste et à une quête de la vérité propres au dix-neuvième siècle – qui a précisément engendré Edgar Poe et Conan Doyle. Cette flexibilité du genre et cette contemporanéité pérenne du propos se montrent dès lors propices à un déplacement sur une scène de théâtre. C’est ainsi que se justifie tout à fait la démarche proposée par Marie Fourquet, conceptrice, metteuse en scène et actrice de Mercedes-Benz W123. Se faisant le reflet de « cet engouement actuel pour les séries policières à la télévision » et cherchant à interroger les fondements et les conséquences de « notre besoin de justice, de démocratie, de résoudre et de comprendre », sa pièce soulève des réflexions particulières sur un phénomène d’art et de société aux échos plus complexes qu’il n’y paraît.

Quand la vérité perd son sens

Que fait-on quand l’inimaginable surgit dans le réel, quand le meurtre toque à la porte de la sage demeure familiale aux murs de bois blanc, quand la routine rassurante s’est brisée soudainement et à jamais ? Que fait le brillant chirurgien qui a toujours réussi à « protéger sa fille », lorsqu’il apprend le viol assassin de celle-ci ? Que fait l’enquêteur quand rien n’est net dans l’histoire, quand il a eu pour amante la mère de la victime, quand le frère est d’une mauvaise foi et d’une indifférence qui hérissent ? Que faire quand on sait qu’« on ne saura jamais la vérité », parce que « tout est virtuel, tout est extrême », et que même si l’on en venait à l’apprendre, cette vérité, elle ne réparerait rien, et blesserait même davantage par sa violence inouïe, éternelle ?

Les trois acteurs présents sur scène traduisent avec habileté cette « impuissance des personnages lorsqu’ils deviennent un fait divers ». Pierre Banderet, dans son rôle de père tendu, incrédule, saisi par des impulsions qu’il rejette dans l’ombre de son indéfectible rationalité, nous laisse deviner avec finesse tout un éventail d’émotions aussi intenses qu’intérieures. Thomas Gonzales donne toute sa résonance à la figure du frère, équivoque, désinvolte, troublant par une impertinence que l’on n’attendrait pas de la part d’un jeune homme affecté par un deuil récent. Marie Fouquet, comme elle l’annonce d’emblée à la salle, « est l’auteure de cette pièce et lira les dépositions du commissaire », sur un ton neutre qui détonne face à l’abject de son récit, créant un oppressant décalage. À eux trois, les comédiens s’équilibrent, se répondent avec un rythme juste, au service et à l’écoute du texte. Ils ne se déplacent que très peu, valorisant l’ancrage que leur permet une posture statique, assise. À défaut d’une scène dynamique et agitée, cette fixité confère un poids et une densité accrus à leurs paroles, et parfois, confronte le spectateur à une certaine angoisse dans cette frontalité de l’acteur si proche. De surcroît, leur immobilité dessine d’invisibles frontières qui coupent la scène en trois bandes, en trois territoires affiliés à chaque personnage, annihilant toute possibilité de dialogue et donnant à voir trois individus contenus dans une immense solitude.

À cette solitude fait écho la dilution des figures dans un espace sombre et vide. Le décor est très sobre : quelques chaises, un parquet noir et lisse comme un miroir d’encre, une maquette de maison sur l’avant-scène, côté jardin, et deux écrans, l’un dans le fond, l’autre côté cour. Sur ce dernier sont projetées des vidéos de la maquette, intérieurs déserts d’un domicile impersonnel, ou des images vagues de parties d’un corps de femme, clavicule, poitrine, pieds. La mise en scène se tient, évacuant tout élément superflu ou kitsch, laissant place à l’indistinct, au diffus, plutôt qu’à une clarté annonciatrice d’un dénouement transparent. Ainsi, la pièce ouvre à une réflexion possible sur la vacuité, le dénuement, le manque, soit que ceux-ci apparaissent dans une famille prospère aux relations en fait desséchées ou, paradoxalement, dans une société qui prône la communication à outrance et médiatise toutes formes de messages et d’images.

Quand le tragique est rendu public

Plus que dans une intrigue avec une résolution à la clé, l’intérêt du travail de Marie Fourquet, par sa réappropriation du genre policier, réside dans l’intériorité d’individus singuliers. Le spectateur se retrouve face aux réactions imprévues d’hommes comme tout le monde, saisis du jour au lendemain par l’emprise d’un drame si souvent apparu, dans la fiction comme dans la réalité, à l’horizon de notre quotidien. Les personnages, incapables de s’en prémunir, voient soudain les vidéos et photos de Juliette violée accessibles à tous sur internet et largement diffusées à travers les medias. Dès lors, Mercedes-Benz W123 questionne le rapport ambivalent de la foule face à l’ignoble, et l’appropriation par la masse de la tragédie singulière. Ce faisant, elle propose, par le dévoilement même de cette tragédie à un public massif d’inconnus, une possibilité de catharsis, un « espace exutoire pour le sordide ». Si vous êtes saisis de cette curiosité pour le sort de la belle Juliette, l’Arsenic vous en dévoilera les sombres et insensées vérités.

 

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