Ensemble dans la solitude

Par Cecilia Galindo

Une critique du spectacle:
Seule la mer / d’Amos Oz / mise en scène Denis Maillefer / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 18 mars au 23 mars 2014 / plus d’infos

© Catherine Monney

Sensuelle, drôle, émouvante et d’un esthétisme troublant: la dernière mise en scène du vaudois Denis Maillefer, d’après Seule la mer d’Amos Oz, a submergé le public du Théâtre de Vidy, après celui des Halles de Sierre. Un succès pour la première lausannoise.

Sur le plateau, une structure blanche et immobile rejoint presque le plafond. Tout en bas, une musicienne, qui s’empare de sa guitare pour déclencher par une mélodie rythmée l’ouverture de la structure, sur laquelle des pieds, des jambes puis des têtes apparaissent. Comme des individus réunis dans un tableau, les personnages de la pièce sont peu à peu révélés dans  ce cadre rectangulaire, face au public. « Bonsoir ! » déclare l’un d’eux, obtenant en retour des réponses timides éparpillées dans la salle. Il est le narrateur. Il va présenter chacun des personnages, susciter quelques rires, et ne quittera plus la scène jusqu’à la fin du spectacle.

L’histoire qu’il raconte commence par un deuil : Albert, habitant de Bat-Yam (Tel-Aviv), a perdu il y a peu sa femme Nadia, emportée par un cancer des ovaires. Leur fils, Rico, est parti au Tibet en laissant derrière lui son père et sa petite amie, Dita. Celle-ci attire les regards du producteur maladroit Doubi Dombrov, de Guigui et d’Albert aussi. Lorsque, encouragée par Rico, Dita emménage chez Albert, la voisine Bettine se pose des questions. Pendant ce temps-là, au Tibet, Rico se réfugie dans les bras de Maria, une nonne devenue prostituée. Une histoire  d’âmes esseulées qui se rencontrent et se quittent.

Du texte à la scène

Pour l’adaptation scénique du texte d’Amos Oz (publié en 1999, puis en 2002 dans sa traduction française), Denis Maillefer, cofondateur de l’association Théâtre en Flammes et codirecteur du Théâtre Les Halles de Sierre, a collaboré avec Marie-Cécile Ouakil. Ensemble, ils n’ont pas cherché à reconstituer l’intrigue mais ont conservé l’aspect fragmentaire, qui fait la particularité de ce roman inclassable. En effet, l’auteur israélien construit son texte comme un recueil de poèmes en prose, dans lequel des scènes de vie et des points de vue divers se succèdent. Ce découpage est donc resté explicite dans la mise en scène de Maillefer, notamment grâce à la projection du titre de chaque chapitre sur les parois claires du décor. « Un chat », « Un oiseau », « Coordonnées » et ainsi de suite : les personnages vont, viennent, restent immobiles un instant, et font cohabiter différents lieux sur la scène qui les recueille en son sein, comme le livre accueille sur la même page l’air du Tibet et le parfum salé de la mer. Dans le passage du texte à la scène, le narrateur a lui aussi gardé une place privilégiée puisqu’il occupe continuellement l’espace et interagit même avec les personnages de son histoire, comme c’est le cas dans l’original. La littérarité est donc très présente, ce qui permet au spectateur de recevoir ce spectacle non pas comme une transposition scénique d’un roman mais bien comme une forme de reproduction de l’œuvre romanesque elle-même. Mais pour Amos Oz, Seule la mer est aussi une « pièce de musique », dont les syllabes hébraïques sont les notes. A défaut de pouvoir rendre un peu de cette musicalité à travers le texte français, Maillefer inclut un nouveau personnage, celui de la musicienne et chanteuse Billie Bird, qui sublimera le spectacle de sa voix et ses accords de guitare.

Une mise en scène esthétique et soignée

Dans son apparence très structurée, la mise en scène n’a rien de statique, en particulier grâce à une scénographie mobile et animée. Par l’usage de parois coulissantes, munies de persiennes, les comédiens élargissent, découpent ou rapetissent le cadre dans lequel ils jouent et se dévoilent : une dynamique à l’horizontale qui apporte un aspect graphique et maîtrisé, à l’intérieur de ce rectangle qui entoure l’espace de jeu. Mais il arrive que l’on sorte de ce cadre bien défini, comme lorsqu’un verre chute et se brise sur le plateau ou lorsqu’un personnage disparaît d’un saut dans le vide, derrière le décor. Sur ce décor, neutre à première vue, sont aussi projetées de belles images : des montagnes enneigées lorsque Rico prend la parole, la façade d’un immeuble ou la mer lorsqu’Albert s’exprime, puis le visage de la mère, Nadia, dont les mots tendres et fébriles sont lâchés avec une authenticité qui ne laisse pas insensible. Elle interviendra à plusieurs reprises, tantôt comme figure du passé, tantôt comme figure du présent, avec une voix fantôme. Les projections constituent alors une force dans cette mise en scène, emmenant définitivement la pièce dans un univers pictural et cinématographique.

La scénographie, signée Yangalie Kohlbrenner, nous propulse dans les hauteurs, les comédiens incarnent les personnages d’Amos Oz avec un naturel évident et la musique transporte l’âme. On l’aura deviné, le dernier spectacle de Denis Maillefer est un plaisir pour les yeux et les oreilles. A voir absolument à Vidy jusqu’au 23 mars.

 

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