Quand la mémoire fait du délateur un héros

Par Roxane Cherubini

Une critique du spectacle :
La Pierre (Der Stein) / de Marius von Mayenburg / mise en scène Gianni Schneider / Théâtre La Grange de Dorigny / du 9 au 19 janvier 2014

© Mario Del Curto

Parcours de trois générations de femmes et de trois contextes politiques liés à l’Allemagne d’avant et d’après-guerre, La Pierre de Marius von Mayenburg, mis en scène par Gianni Schneider, révèle les stigmates d’une période historique tragique. Interprétée à la Grange de Dorigny du 9 au 19 janvier 2014, la pièce du dramaturge allemand dit la culpabilité et, surtout, l’étouffement d’un passé honteux.

Sous la table, située au centre du plateau, une femme recroquevillée se balance d’avant en arrière. Sur elle sont projetées des images d’avions de chasse, qui traversent son corps sur un fond sonore assourdissant. Le repli sur soi, les engins aériens et leur vacarme symbolisent le poids non seulement de la guerre, mais aussi de son fardeau sur le personnage. La trame de l’histoire est focalisée sur cette mère – puis grand-mère – de famille, contrainte à mentir à ses filles pour sauver son honneur et celui de son mari. Et la preuve du mensonge se cristallise dans une pierre ; une pierre lancée par les nazis contre la fenêtre de sa maison, ayant manqué de tuer son époux. Ce roc, dont elle prétend qu’il est l’emblème du courage de ce dernier – il aurait financé le départ d’un couple juif – n’est-il pas plutôt la marque, âpre et rêche, de la délation qui a entraîné la mort de ce couple, au moment où ce mari rachetait sa maison à un prix dérisoire ?

Cette mère chancelle, entre bravoure et lâcheté, au rythme d’un appareil scénique bien pensé. Sur la scène, le décor reste le même : en son milieu, une table, des chaises qui l’entourent et, sur la droite, deux fauteuils. Dans ce même environnement se superposent divers instants vécus à différents moments de l’Histoire. L’entretien entre la propriétaire juive de la maison et la mère prend une forme obsessionnelle et on comprend in fine qu’il précède le moment où la seconde dénoncera la première aux autorités nazies. Il se mélange aux discussions ayant lieu quelques années plus tard entre la mère et sa fille, louant les mérites de son père. Enfin, ces échanges se juxtaposent aux débats entre la fille, sa propre fille et la mère devenue grand-mère, dans lesquels la vérité refait surface. Pour distinguer chronologiquement ces entrevues appartenant à des moments distincts, le mur du fond évolue, arborant plusieurs tapisseries affiliées chacune à une époque, grâce à un système de projection visuelle.

Par ce dispositif scénographique, la compagnie de Gianni Schneider a su présenter la résurgence du passé dans le présent et son impact sur la vie future des personnages. Le dernier opus du metteur en scène ne trahit pas la force de ses spectacles précédents, cherchant à mettre en évidence la responsabilité des bouleversements historiques sur les actions humaines. Il est cependant dommage que, focalisée sur un univers essentiellement féminin, la pièce n’explore pas davantage le rôle des femmes pendant la guerre. Leur contribution au développement de la société ou au maintien des foyers, signe d’une émancipation causée par l’absence des hommes partis au combat, aurait peut-être gagné à être abordée.

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