La Pierre de l’édifice Mensonge

Par Joanna Pötz

Une critique du spectacle :
La Pierre (Der Stein) / de Marius von Mayenburg / mise en scène Gianni Schneider / Théâtre La Grange de Dorigny / du 9 au 19 janvier 2014

© Mario Del Curto

Proposée par la Cie Gianni Schneider, La Pierre (Der Stein), de Marius von Mayenburg, met en scène le rapport à l’Histoire allemande de trois générations différentes, depuis la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la chute du mur de Berlin. Au-delà, la pièce pose un regard critique sur le mensonge, le tabou et la vérité.

La Pierre de Marius von Mayenburg, auteur-dramaturge affilié à la Schaubühne de Berlin, est une pièce toute récente, pour ainsi dire : elle a été publiée en 2009. Elle interroge des moments déjà très thématisés de l’histoire allemande, notamment la période nazie et la Guerre froide. Ce qu’elle apporte de nouveau,  c’est la présence de trois générations sur scène – en la personne de la grand-mère Witha, la mère Heidi et la fille Hannah –  qui jettent un regard rétrospectif, au début des années 1990, non pas sur les grands hommes qui firent l’Histoire, mais plutôt sur leur propre passé familial. Le coup de force de l’auteur est bien de réussir à parler avant tout du rapport des personnages à ce qui est dit et ce qui n’est pas dit du passé, de leur rapport à la vérité, au mensonge et au tabou : qui était ce grand-père ? Qu’a fait notre famille pendant la Deuxième Guerre mondiale ? Avons-nous aidé cette famille juive ? Pourquoi être partis de la maison familiale ? Pourquoi m’avez-vous appelée Heidrun ? etc. Chacun contribue à la construction de l’image du passé, de l’édifice, en y apportant sa réponse, sa pierre. C’est le travail de la mémoire sélective que présente ici Marius von Mayenburg.

Ces caractéristiques sont précisément celles qui ont séduit Gianni Schneider, le metteur en scène : « la mémoire, le mensonge, l’oubli forment le cœur de cette parabole ancrée en Allemagne sans que pour autant la guerre ne soit au premier plan. » Schneider invite le spectateur à se confronter aux cadavres dans le placard de notre société contemporaine à travers « les histoires d’hommes et de femmes pris dans la tourmente et les vicissitudes de ce monde ». Comme l’œuvre même de Mayenburg, la mise en scène invite à  la réflexion personnelle et stimule cette réflexion autour des tribulations des personnages, des petites personnes normales prises dans le cours de l’histoire. Chacun est invité à construire le sens.

Comme dans les autres productions de Schneider, la mise en scène est épurée et simple mais efficace ;  tous les éléments audio-visuels, des costumes aux bandes-sons préenregistrées, ont un sens et et accompagnent au mieux le jeu, très bien mené, des acteurs et actrices. Le spectateur a face à lui, devant un mur, une table et quatre chaises au centre, et à droite deux fauteuils et une lampe, qui suffisent à évoquer le salon d’une maison. Ponctuellement, la table accueille un service à café et un gâteau – un Gugelhupf bien allemand –  ou bien une pierre que les personnages se passent et contemplent. Ces décors simples sont enrichis par des projections de films et d’images variées et hautement symboliques, contre le mur de la scène.

Ces images projetées sont les souvenirs des différents personnages ; ils montrent à quoi ressemblait la maison avant, avant les années 1990. Ainsi, ce mur représente un peu cette vérité, ce passé auquel les personnages, surtout Witha, tentent de donner une couleur et une forme qui les arrangent et qui arrangent les autres. Un peu comme ce mur sous l’effet des projections, la vérité est toujours maquillée pour être plus agréable à voir, plus facile à gérer. Le spectateur devient du reste incapable de dire quelle en était la couleur originelle. Mais plus symbolique encore est la pierre, constitutive de ce mur, et que les personnages contemplent à tour de rôle sur scène. C’est la pierre qui a été jetée au grand-père parce qu’il a sauvé un couple juif, qui a ensuite été transformée en monument mémoriel, enterrée dans le jardin, pour être déterrée plus tard et pour que « quelqu’un la ressort[e] à la lumière » – mais à quelle lumière ? Somme toute, la pierre construit un peu l’édifice –  vérité ou mensonge –  qui est symbolisé sur scène par ce mur.

La Pierre (Der Stein), coproduite par la Cie Gianni Schneider et la Grange de Dorigny, est à voir jusqu’au 19 janvier à la Grange. Dans le prolongement du spectacle, une rencontre est prévue avec l’auteur Marius von Mayenburg et l’équipe artistique du spectacle le samedi 11 janvier après la représentation.

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *