Ajax ou un conte de mémoire

Par Jehanne Denogent

Une critique du spectacle :
Des Héros : Ajax / Œdipe Roi / textes de Wajdi Mouawad et de Sophocle / mise en scène Wajdi Mouawad / La Comédie de Genève / du 21 au 26 janvier 2014 / plus d’infos

© Sophie Jodoin

Sur les sept tragédies de Sophocle, Wajdi Mouawad en avait déjà présenté trois. Il est de retour pour les deux prochaines étapes à la Comédie de Genève : Ajax et Œdipe Roi. Un passage à graver dans la mémoire.

Petit, si petit, un coquillage, niché dans la paume de la main. Le poing le tient fort, secret et invisible dans les plis de la peau. Il a été caché là, au creux de la tourmente, lorsque les coups du père se faisaient insupportables. Le petit objet restait inaccessible, architecture fragile, seule intimité possible. Par la suite, devenu inutile, il fut enterré dans le sable, préservé avec soin en attendant que le jeune garçon qui le chérissait, devenu adulte, vienne l’en extraire. Là commence l’histoire, – ou alors était-ce bien avant ?- racontée par la voix narratrice de Wajdi Mouawad, le metteur en scène en personne. Sur le plateau encore vide, le souffle calme de sa voix prépare au pire.

Mouawad le conteur a apporté dans sa besace deux tragédies connues de tous, installées pour toujours dans notre mémoire: Ajax et Œdipe Roi de Sophocle. Avec la collaboration du poète Robert Davreu, le metteur en scène d’origine libanaise a entrepris une tâche d’envergure : monter l’ensemble des sept tragédies de Sophocle traduites à nouveaux frais. La Comédie de Genève avait déjà accueilli la première trilogie Des Femmes en 2011. A travers les sept volets, une trajectoire : l’évanouissement des Dieux et la chute des héros. C’est bien l’histoire d’un héros vacillant dont il est question dans Ajax. A la mort d’Achille, il est décidé que ses armes reviendraient à Ulysse. Or Ajax, ami du défunt et héros de la ville d’Athènes, pensait que cet honneur lui était dû. Ivre de colère, il massacre les bêtes en les prenant pour des guerriers. Mais une fois le spectre de la colère évaporé, il revient horrifié à lui-même. Dans cet état de confusion, il a confondu les guerriers avec les bêtes. Face à la pathétique réalité, tremblant de honte, il décide de se donner la mort.

Que racontera la veuve à ses enfants ? L’histoire terrible d’un homme qui a déchanté, homme indigne de figurer parmi les héros de la patrie. Triste bagage que celui qui sera transmis aux descendants des malheureux de l’Histoire, ceux dont les actions gagnent bien plus à se perdre dans l’oubli. C’est toute la question de la mémoire que pose poétiquement Wajdi Mouawad dans cette adaptation de Sophocle. Comment s’accommoder d’un sordide passé ? Ajax lui-même s’y refusa. Travail répugnant mais travail nécessaire, comme dit Céline : « La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever ». Il faut réussir à creuser le passé, retrouver ce qui avait été laissé pour compte, innocent petit coquillage abandonné. C’est par petites touches, par différents destins que ce thème est abordé : Mouawad cherche à intégrer et accepter les répercussions du scandale Bertrand Cantat survenu il y a deux ans, lorsque ce dernier a joué dans Des Femmes. Un homme retourne dans le village de son père pour comprendre enfin : son père n’était pas du côté des vainqueurs. Très beau moment, épuré et intime, porté par trois musiciens. Là est tout le paradoxe d’une recherche qui répond la fois au besoin intime de se comprendre et à l’inscription dans une lignée infiniment plus vaste que nous. On ne peut se battre contre l’héritage de nos ancêtres. L’homme paraît déterminé à la fois par le destin et par le passé. Telle est la tragique histoire.

Au XXIe siècle, le vieux conteur ridé du coin du feu est allé se coucher et ce sont cinq petits nouveaux – la radio, la télévision, les journaux, le téléphone portable ainsi que l’ordinateur – qui prennent sa place et content le destin d’Ajax. Et non au sens figuré : placés en avant scène, les « acteurs » technologiques se font véritablement narrateurs de l’histoire d’Ajax. Sur un mode cabaret, ils décrivent les progressions muettes des acteurs – en chair et en os cette fois-ci- derrière eux. Ce choix de mise en scène et la nouvelle traduction du texte classique ont l’énorme avantage de moderniser une langue qui pourrait parfois être perçue, pour des spectateurs non familiers aux tragédies, comme alourdie par les vers et de rendre accessible une tragédie de vingt-cinq siècles d’âge. Libérée de la contrainte de la narration, l’action prend une dimension esthétique presque plastique. Ajax, pendu, se balance pendant de longues minutes sous un énorme drap rouge. L’image est saisissante. Le deuxième volet présenté, Œdipe Roi, fait le pari d’une mise en scène plus classique, cherchant à travailler avec brio tous les ressorts dramtiques de la tragédies plutôt que d’essayer de la moderniser. Le contraste entre les deux tons du spectacle d’Ajax, c’est-à-dire entre un mode cabaret et ludique et l’extrême dépouillement des actions sera parfois trop grand, sans pour autant porter atteinte à la tension du spectacle. Le passage de Wajdi Mouawad et les émotions soulevées resteront longtemps, petite coquille nacrée, dans un coin de la mémoire.

La Comédie de Genève, du 21 au 26 janvier 2014.