Quand le politique triomphe de l’amour

Par Joanna Pötz

Une critique du spectacle :
Sophonisbe / de Corneille / mise en scène Brigitte Jaques-Wajeman / La Comédie de Genève / du 29 octobre au 2 novembre 2013

© Cosimo Mirco Magliocca

Puissante et actuelle : telle est la mise en scène de la Sophonisbe de Corneille par Brigitte Jaques-Wajeman, présentée en alternance avec Pompée à La Comédie de Genève. L’honneur et la raison d’Etat y triomphent de l’amour et des sentiments par un jeu d’une puissance inouïe, personnifié par une Sophonisbe fatale et dominatrice, que le roi Syphax et le prince Massinisse aiment à s’en détruire.

Dans la tragédie de Corneille, qui se déroule à Cyrthe en Afrique du nord (à la fin de la deuxième guerre punique, au IIIe siècle av. J-C.), c’est à qui négociera le mieux le pouvoir : puissance politique et pouvoir de séduction se mêlent étroitement. La première est au service du second, à moins que ce ne soit l’inverse, comme le souligne la mise en scène : Sophonisbe y parle politique assise à califourchon sur les genoux d’un Syphax visiblement charmé. Les alliances se font et se défont : la Rome impériale favorise tour à tour Syphax et Massinisse, et Sophonisbe épouse l’un après que l’autre a perdu la guerre. Chacun intrigue contre les autres avec des motifs différents mais de façon ultime, l’honneur et la raison d’Etat triomphent toujours de l’amour. Après avoir brisé le cœur de Syphax, et celui de Massinisse (et, indirectement, celui de la fiancée de Massinisse, Eryxe, car c’est la jalousie qui pousse Sophonisbe à séduire le prince numide au cours de la pièce), Sophonisbe s’empoisonne pour éviter d’être conduite en esclavage à Rome.

Au contraire d’une esthétique désincarnée véhiculée parfois par l’image du théâtre classique – cette tragédie a été écrite en 1663 – Brigitte Jacques-Wajeman nous rappelle que l’homme mange et boit et qu’il a des besoins à assouvir. Elle place au centre de sa mise en scène l’humanité de l’individu et son corps – contemporain -, une humanité symbolisée par la table qui occupe le centre du plateau. L’usage de cette table comme lieu des négociations politiques montre que dans Sophonisbe la dimension publique envahit et opprime le privé, à l’image de l’Empire romain qui s’impose dans ses territoires coloniaux. C’est sur cette même table que l’héroïne se tient debout avant de sortir pour la dernière fois et de se donner la mort. Grande gagnante malgré sa mort, elle domine ainsi la scène en désacralisant complètement cette table si lourde de sens. Dès lors, il apparaît clairement combien tout l’aspect privé et humain a été écrasé par les valeurs publiques, le politique et la raison d’Etat. Cependant, cette mise en scène moderne réussit à conserver et mettre en valeur toute la beauté et la puissance du texte cornélien, que les acteurs rendent compréhensible et vivant.

Sophonisbe, en alternance avec La Mort de Pompée, également mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman ces jours-ci, offre une réflexion sur un Corneille atypique et souvent oublié. Avec ces deux pièces, dans le prolongement de son travail sur Nicomède, la metteuse en scène propose de s’interroger aussi, à travers la Rome coloniale et le personnage-clé de Sophonisbe, sur le rapport de notre monde moderne au pouvoir et sur la manière dont le politique, par moment bien cruel, règne en maître. Sophonisbe et La Mort de Pompée sont à voir jusqu’au 2 novembre au Théâtre de La Comédie, à Genève.

 

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