Le Triomphe de l’amour perd de sa puissance

Par Sabrina Roh

Une critique du spectacle :
Le Triomphe de l’amour / de Marivaux / mise en scène Galin Stoev / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 5 au 17 novembre 2013

© Mario del Curto

Galin Stoev nous propose en ce moment, au Théâtre de Vidy à Lausanne, de réinterroger l’ambiguïté entre les sexes : Le Triomphe de l’amour de Marivaux est joué uniquement par des hommes. Un pari audacieux qui ne convaincra cependant pas sur tous les points.

Deux hommes se tiennent sur le devant de la scène. Ils scrutent le public. Derrière eux, une immense bibliothèque nous indique que l’on se trouve dans le salon d’une maison très respectable. L’un des comédiens imite la voix et les attitudes d’une femme. Est-ce là le dialogue entre Léonide, princesse de Sparte, et sa suivante, Corine ? Il est vrai que les héroïnes du Triomphe de l’amour sont déguisées en hommes et se font appeler respectivement Phocion et Hermidas. Sous ce déguisement, la princesse pense pouvoir pénétrer dans la maison du célèbre philosophe Hermocrate, où vivent aussi sa sœur, Léontine, et Agis, fils de Cléomène dont le trône a été usurpé. En usant de ses charmes à la fois masculins et féminins, Léonide réussira son dessein, à savoir se faire aimer du philosophe et de sa sœur pour se rapprocher du véritable objet de ses désirs : Agis. Dans cette pièce, Marivaux use des quiproquos liés au travestissement : c’est chez lui un leitmotiv.

Galin Stoev, metteur en scène bulgare travaillant entre Sofia, Bruxelles et Paris, fait sien ce motif en montant Le Triomphe de l’amour avec une distribution entièrement masculine. Chez Marivaux, le lecteur est confronté à des femmes imitant des hommes alors que Galin Stoev nous propose des hommes qui imitent des femmes qui imitent des hommes. Il instaure donc un niveau supplémentaire dans le jeu des identités masquées et amplifie l’ambivalence des sexes. Ce procédé, tout en prolongeant l’esprit de la pièce écrite en 1732, promettait d’intensifier la portée burlesque de la mascarade et de créer une distanciation de plus en faisant éclater les catégorisations de genres.

Un semblant de folie

Il est vrai qu’il y a bien des moments où le ridicule de la situation et les attitudes des personnages font sourire dans la mise en scène de Galin Stoev, habitué à travailler sur des textes contemporains, comme ceux d’Ivan Viripaev ou encore d’Hanock Levin, mais aussi sur des textes classiques. On pense par exemple à la scène où Hermocrate confie à son élève Agis qu’il s’est laissé aller à des sentiments amoureux pour une femme. A quatre pattes, le philosophe déclame la grandeur de ses sentiments tandis que, tout en l’écoutant, le jeune homme babille comme un enfant. Et tout cela, au milieu d’une multitude de livres. Cet élément scénographique illustre d’ailleurs bien le triomphe de l’amour sur la raison: alors qu’au début de la pièce les personnages semblent contempler et manipuler avec soin ces ouvrages, plus l’amour se fait une place dans leur vie, plus ils maltraitent ces écrits qui incarnent la raison et la morale. Cependant, on aimerait que la mise en scène exprime de manière plus radicale le chaos qui finit par régner dans cette maison. Même lorsqu’entre deux scènes les comédiens s’amusent à dépouiller la bibliothèque, ils le font de façon trop mesurée : se saisissant des livres par piles, ils les posent plus ou moins violemment sur le sol. Le grain de folie est là, mais on attend toujours plus.

Clichés et caricatures

Et ce n’est malheureusement pas le choix d’une distribution exclusivement masculine qui comblera nos attentes de ce côté-là. En se voulant comiques, les comédiens n’échappent pas aux clichés lorsqu’ils imitent les femmes. Dans son interprétation de Léonide, Nicolas Maury semble vouloir incarner une « pimbêche »: il se dandine, se touche constamment les cheveux et sort sans cesse son postérieur d’un air provocateur. Il est vrai que le comédien, avec son physique androgyne et ses manières gracieuses donne au personnage de Léonide une ambiguïté comique. Mais si la représentation de la femme en tant que personnage ridicule fait rire, elle peut aussi être jugée réductrice. Pourquoi représenter Léonide de la sorte ? On ne reconnaît pas dans cette femme sans morale ni bon sens l’héroïne de Marivaux.

Galin Stoev semble avoir voulu moderniser la pièce classique et cela se ressent dans la façon de parler adoptée par les comédiens. Nicolas Maury met au service du personnage de Léonide sa voix fluette et sa capacité à pousser des cris stridents. Le jeu d’acteur est sans conteste admirable mais pousse à l’extrême la représentation de Léonide en tant que femme manipulatrice et capricieuse, tout en empiétant sur l’espièglerie et l’ingéniosité du personnage. Arlequin, personnage type de la commedia dell’arte, adopte quant à lui un accent qui copie les jeunes banlieusards d’aujourd’hui. Est-ce une tentative du metteur en scène pour rendre la pièce du XVIIIe siècle plus accessible au public ? La démarche est compréhensible. Mais les clichés ont plutôt tendance à rendre les personnages risibles et donc, d’une certaine manière, étrangers au public.

Galin Stoev a donc fait un choix audacieux en ce qui concerne la distribution essentiellement masculine. Une idée prometteuse qui a renforcé les jeux de dupes typiques du théâtre de Marivaux mais qui transforme les personnages en caricatures de la modernité. On garde le côté comique mais on en perd l’émotion : alors que la pièce originale représente le triomphe de l’amour sur la raison, l’amour semble ici avoir perdu un peu de son importance.

 

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