Y aura-t-il bientôt des piranhas dans nos rivières?

Piranha. Relâché par des aquariophiles peu scrupuleux, le Pygocentrus nattereri peut survivre dans les rivières européennes. © Mark Newman / Superstock
Piranha. Relâché par des aquariophiles peu scrupuleux, le Pygocentrus nattereri peut survivre dans les rivières européennes. © Mark Newman / Superstock

Des poissons d’Amazonie retournés à la vie sauvage nagent dans des rivières de France et d’Allemagne voisines, jusque dans la Seine à Paris. Avec les changements climatiques, faut-il s’attendre à barboter au milieu d’espèces carnivores et d’énormes tortues alligators, tout en observant des perruches dans le ciel helvétique? Des biologistes de l’UNIL répondent.

C’était en mai dernier, dans les Vosges. Un pêcheur français a sorti un piranha de la rivière et s’est fait mordiller en manipulant le poisson vorace. Durant l’été 2013, un pacu, cousin végétarien du poisson carnassier, a été pêché dans la Seine à Paris. La même année, on a sorti des filets un piranha rouge dans les Flandres belges. Panique à bord! Même si, pour l’instant, aucun amazonien écaillé aux dents redoutables n’a nagé dans un lac en Suisse…

Mais jusqu’à quand? «Il est imaginable de retrouver ce genre de poissons un jour ou l’autre dans les cours d’eau helvétiques, affirme Jean-François Rubin, privat-docent au Département d’écologie et évolution de l’UNIL (DEE), professeur HES à hepia et président de la Fondation La Maison de la Rivière à Tolochenaz (VD). Je sais que des aquariophiles ont abandonné des piranhas en Camargue. Et il y a un certain nombre de zones dans le sud de l’Europe où ils peuvent se développer aujourd’hui, parce que les hivers y sont plus cléments. A terme, il est probablement possible que les piranhas puissent s’acclimater ici.»

Acheter un piranha? Facile!
La présence du poisson d’eau douce sud-américain en Europe s’explique par la bêtise de propriétaires indélicats, totalement irresponsables, qui relâchent des individus devenus soudain trop encombrants. Selon l’ichtyologue de l’UNIL, qui a écrit sa thèse sur l’omble chevalier, c’est dû au fait que n’importe qui peut acquérir des piranhas dans le commerce, car ils sont considérés comme de bêtes poissons d’aquarium. Ils ne font donc pas l’objet de réglementations particulières sur la faune sauvage.

«On peut encore les acheter au nom de la liberté de commerce en Suisse. Pour certaines espèces de reptiles venimeux en revanche, il faut avoir une autorisation de détention délivrée par le vétérinaire cantonal, ce qui limite les problèmes. Mais ce cas de figure n’existe pas pour les poissons. Officiellement, il est interdit de les relâcher dans un milieu naturel. Néanmoins, une fois qu’ils sont vendus, les gens en font ce qu’ils veulent. Ceux qui les relâchent peuvent recevoir une grosse amende parce qu’ils perturbent la faune locale, potentiellement de façon importante. Le souci, c’est qu’on attrape rarement les responsables de ces lâchers.»

Un poisson ennuyeux
La détention en captivité du Pygocentrus nattereri (piranha rouge) nécessite l’achat d’un grand aquarium (500 litres) avec, au minimum, cinq individus qui atteindront 30 centimètres à l’âge adulte et se nourriront de poissons, de moules ou de vers de terre. Comme ils mangent beaucoup, ils salissent beaucoup, ce qui implique un nettoyage fréquent de leur bac. De plus, ils sont peu actifs – en journée ils stationnent des heures en attendant qu’une proie se montre – et très craintifs – ils s’affoleraient quand quelqu’un passe devant l’aquarium ou lorsqu’une porte claque. En bref, les piranhas n’ont rien à voir avec le mythe qu’on a forgé.

Chers et ennuyeux, ils conviennent à des aquariophiles expérimentés. Mais peuvent se retrouver dans le bassin de quidams décontenancés qui tenteront de s’en débarrasser dans un lac ou une rivière. «Pendant longtemps, ces animaux ne posaient pas de problème sous nos latitudes, car l’eau était trop froide pour eux, et ils mouraient quand on les relâchait. Alors que maintenant, il n’est pas impossible qu’ils puissent survivre durant un hiver relativement doux dû aux changements climatiques.»

Dangereux pour les amphibiens
Toutefois, le biologiste de l’UNIL ne s’inquiète pas pour l’Homme. «D’ici à ce que la moitié de la population suisse se fasse dévorer par les piranhas, il y a encore du temps, rigole Jean-François Rubin. Une de mes anciennes étudiantes travaille aujourd’hui sur un barrage en Amérique du Sud où on en trouve des dizaines d’espèces, dont des herbivores, des agressifs et des dociles. Elle s’est fait mordre plusieurs fois, ce qui semble être extrêmement désagréable. Mais elle n’a pas été déchiquetée pour autant.»

Et qu’en est-il pour la faune indigène? L’arrivée de monstres aux dents acérées a de quoi effrayer… «A l’échelle d’un lac comme le Léman, il faudrait des milliers d’individus pour faire disparaître une espèce. Et relâcher plus d’un couple de piranhas pour que cela se produise éventuellement. En Suisse, on n’a pas d’exemples d’espèces de poissons qui auraient été complètement éradiquées par l’introduction d’autres espèces de poissons. Mais cela ne veut pas dire que cela n’arrivera jamais. J’imagine que des piranhas carnivores dans un étang pourraient provoquer de redoutables dégâts. Les amphibiens, dont toutes les espèces sont actuellement menacées chez nous, risqueraient d’en faire les frais. Ils souffrent déjà de la qualité médiocre de l’eau et de la raréfaction de leur habitat. Alors, si vous ajoutez des superprédateurs dans leur milieu, cela ne va pas les aider.»

Du coup, le moindre piranha retrouvé dans la nature doit impérativement être anéanti sur-le-champ. Car, comme le souligne Jean-François Rubin, même si l’on réalise de nombreuses études de biologie, on ne sait jamais quelles seront les conséquences d’une introduction sur le long terme d’une espèce envahissante. Si l’on attend et qu’une population s’installe, il sera trop tard pour agir.

Tous les moyens sont bons pour détruire l’envahisseur. En Chine par exemple, après que deux autochtones ont été mordus par des piranhas en 2012, cinq bateaux et plus de quarante pêcheurs se sont lancés sur les traces des carnassiers dans une rivière, en utilisant des morceaux de porc pour les appâter. Il y avait à la clé la promesse de 1000 yuans (un peu plus de 140 francs suisses actuellement, une somme importante pour le pays) pour la capture de chaque individu venu d’Amérique du Sud. On ne badine pas avec les intrus.

«Les espèces locales ont des prédateurs, des maladies qui régulent naturellement leurs effectifs. Tandis qu’un nouveau venu, soit disparaît parce qu’il ne s’adapte pas, soit commence à pulluler parce qu’il n’a personne pour le manger, ni de maladies pour limiter sa population.»

Des menaces venues des Etats-Unis et de la Chine
En Suisse, si rien n’a encore été décidé quant à l’avenir d’éventuels piranhas dans les cours d’eau, différentes mesures de protection des espèces ont été introduites dans la législation fédérale au fil des ans. Elles visent notamment la prolifération du poisson-chat, une espèce nord-américaine introduite dans les années 20 à Genève, et qui pullule aujourd’hui, au détriment de la progéniture d’autres poissons autochtones, surtout des truites. «On n’a toujours pas réussi à les éradiquer. C’est pourquoi il s’agit de la seule espèce qu’on interdit de remettre à l’eau, quelle que soit sa taille, le moment ou l’endroit où on l’a pêchée.»

Ce printemps, un pêcheur a capturé un animal inattendu dans le Léman: un Amour blanc. Un bien joli nom pour un terrible envahisseur qui peut mesurer 1 m 20 et profiter de l’existence durant trente ans. Ce poisson végétarien reste d’ailleurs sur une liste noire en Suisse et il est interdit à l’importation. Originaire du Yang-Tsé-Kiang, la carpe chinoise herbivore affectionne les étangs où elle broute tout jusqu’à ne plus laisser la moindre algue aux grenouilles et aux crapauds indigènes.

«Elle a été importée en Europe par des personnes qui souhaitaient limiter la prolifération des végétaux dans les petits plans d’eau, notamment sur les terrains de golf, explique le biologiste de l’UNIL. On veut que les greens soient verts et les étangs bleus. Donc on déverse de grandes quantités d’engrais sur l’herbe qui dégage du phosphore. Ce phosphore pénètre dans les plans d’eau et favorise la pousse d’algues. On y place donc un Amour blanc pour qu’il fasse le ménage et permette à l’eau de rester claire.» La Suisse refuse son importation, mais pas la France voisine, d’où vient vraisemblablement l’individu déniché dans le lac et récupéré par le Musée du Léman à des fins didactiques.

Sus aux serpents et reptiles exotiques
Les poissons ne sont pas les seuls concernés: il arrive encore que des reptiles exotiques soient relâchés dans la nature. En mars dernier, un chien est tombé sur une femelle boa constrictor, morte, dans une forêt bâloise. Un autre spécimen a fait du foin chez un agriculteur de Belmont (VD) pendant qu’il fauchait son champ il y a deux ans. Sa machine a tué sur le coup l’animal qui mesurait 1 m 50.

En août de cette année encore, des promeneurs ont failli glisser sur un python royal de 1 m 20 aux abords d’une chappelle à Farvagny (FR). Au Papiliorama à Chiètres (FR), des inconscients ont abandonné trois geckos léopards en avril. Ce qui pourrait devenir une catastrophe, si une femelle a pondu, car ces mignons lézards raffolent des papillons et ont un appétit féroce. «Malheureusement, des particuliers lâchent ce genre d’animaux exotiques à tout moment, s’énerve Jean-François Rubin. Cela peut être très dommageable, mais à ma connaissance, il n’y a pas eu de populations allochtones de lézards qui se soient installées chez nous. En ce qui concerne les serpents, la plupart nécessitent des permis spécifiques.»

Le cas des tortues invasives est intéressant. Ainsi, il y a vingt ans, tout le monde achetait les ravissantes tortues de Floride pour quelques francs dans les vivariums. Selon Jean-François Rubin, la plupart mouraient rapidement faute de soins adéquats. Seules quelques-unes grandissaient, mais devenaient énormes, voire agressives. «L’Union européenne a fini par interdire la vente de ces tortues à la fin des années 90. La Suisse s’est alignée sur cette décision. Aujourd’hui, il en va de même pour toutes les tortues non indigènes.»

Pourtant, trois tortues hargneuses ont été repêchées dans un étang de Renens (VD) en 2011. Si leur obtention nécessite un permis spécial parce que, pour le détail, elles sont capables de trancher un doigt, il demeure difficile de retrouver les coupables du lâcher clandestin. Ainsi, le pauvre pêcheur de Caucalières, petit village français d’à peine plus de 300 habitants, qui s’est battu en mai dernier avec un spécimen de 4 kg 500 perdu dans ses filets, ne pourra jamais exprimer son mécontentement à l’inconscient qui a délaissé cet animal dans la rivière Thoré.

Mangeuses d’hommes
Opportunistes, ces vilaines carnivores sans dents avalent n’importe quoi, y compris les bébés de leur propre espèce. Voire pire. «La Communauté internationale a proposé de les réintroduire dans le Gange en Inde. En effet, lorsqu’un Hindou meurt, soit on brûle son corps sur un bûcher, ce qui occasionne des frais, soit on l’offre au Gange, raconte le chercheur de l’UNIL. La pauvreté oblige souvent les familles à choisir la seconde solution. On estime que les tortues hargneuses, qui mangent aussi les cadavres, feraient d’efficaces éboueurs. C’est assez glauque.»

Ces chélidés serpentines (Chelydra serpentina), les plus agressives des tortues, viennent des Etats-Unis et possèdent une mâchoire très puissante. Tout comme leur cousine dite alligator (Macrochelys temminckii), terrorisante avec sa carapace aux écailles en pointe. Relâchée dans la nature, l’une d’entre elles a sectionné le talon d’Achille d’un bambin de 8 ans l’an dernier en Allemagne. Elle avait élu domicile dans un lac bavarois. Le maire de la ville d’Irsee, où s’est déroulé l’accident, a promis 1000 euros de récompense à quiconque attraperait Lotti, une femelle de 14 kilos et 40 centimètres de long selon les estimations. Sa présence aurait nécessité la délocalisation de 500 autres espèces dans un étang voisin. Toutefois, on se demande toujours par quoi a été mordu l’enfant. Car, on n’a pas réussi à la capturer. Tel Nessie, l’animal reste donc un mythe…

Faut-il vivre dans la paranoïa?
Les lâchers épars de quelques spécimens n’alarment pas Jean-François Rubin, «bien qu’il faille les éviter à tout prix». Cela même si l’on ne détient pas de preuves qu’ils se sont acclimatés et qu’ils vont se transformer en espèce invasive, c’est-à-dire en espèce non indigène (allochtone) capable de survivre dans nos cours d’eau et de s’y reproduire de manière exponentielle. «En revanche, avec les changements climatiques, qu’on le veuille ou non, de nouvelles espèces vont arriver et s’installer», déclare le biologiste.

«Les insectes venus du Sud provoquent des problèmes dans l’agriculture, car ils réussissent à se maintenir ici. De la même façon, on trouve des moustiques Chikungunya à Genève, des animaux porteurs de maladies dangereuses pour l’Homme. C’est eux qui sont les plus préoccupants.» La Confédération a dégagé des fonds pour un programme de recherches sur les espèces invasives. «Il faudra gérer au cas par cas les invasions naturelles. A partir du moment où le climat change, les espèces vont changer aussi.»

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