Voici comment les écureuils retrouvent leurs noisettes

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Même en hiver, même des mois plus tard, les écureuils retrouvent leurs réserves accumulées dans des dizaines et des dizaines de cachettes discrètes. Rien à voir avec un odorat spécialement développé, comme on l’a longtemps cru. C’est une partie de leur cerveau, l’hippocampe, qui leur garantit une mémoire spatiale quasi infaillible. Les explications de Françoise Schenk, professeure de psychophysiologie à l’UNIL…

A la fin de l’année, pour les écureuils, les jeux sont faits depuis longtemps. S’ils n’ont pas accumulé assez de provisions pendant la bonne saison, ils survivront difficilement. Dans les forêts de conifères, par exemple, ce stockage vital commence à la fin de l’été. Et les chercheurs spécialisés ont pu déterminer avec une précision acceptable le rythme d’exploitation des «entrepôts à grains» ainsi constitués: en moyenne, les écureuils consomment assez rapidement le premier tiers de leurs réserves, entre les mois de septembre et de janvier, et ils utilisent le reste de février à juin pour compléter leur alimentation.

Une nette préférence pour les grosses noisettes

Même si les écureuils sont assez éclectiques dans leur façon de se nourrir, leurs préférences sont nettes. D’abord, sans discussion, les noisettes, bien sûr, les faînes et les glands (malgré les tanins qui leur causent des problèmes digestifs). Et puis, les graines de conifères, pins sylvestres, épicéas ou aroles. D’une manière générale, selon des observations convergentes, ils détestent perdre leur temps pendant leur repas: s’ils ont le choix, ils préfèrent les grandes noisettes aux plus petites (avec une habileté consommée à sélectionner celles qui contiennent des graines et à éliminer, au poids, celles qui sont vides), et les cônes d’épicéas face aux cônes de pins qui sont plus durs. Pour compléter le tableau, la durée moyenne de consommation d’une noisette, dès qu’elle est choisie: environ vingt-deux secondes, ouverture de la coque comprise! Salut les artistes!

Avec les écureuils, nous sommes donc en pays de connaissance, leurs principales caractéristiques sont défrichées. Leurs petites habitudes ont, elles aussi, été décryptées, d’autant plus qu’elles s’expliquent assez facilement. Des études systématiques menées par exemple dans années quatre-vingt, ont montré que les arbres favoris des écureuils roux, hôtes de ces lieux, portaient parfois jusqu’à deux fois plus de cônes que les arbres témoins choisis de façon aléatoire par les chercheurs pour leurs travaux. De l’art de choisir son garde-manger!

Ils consacrent trois quarts de leur temps à leur nourriture

Leurs stratégies de cachettes ne sont pas beaucoup plus mystérieuses aujourd’hui. Ils enterrent leurs récoltes par petits groupes de graines à travers tout leur domaine vital, c’est-à-dire la partie de la forêt qui répond à leurs besoins quotidiens. Lorsqu’ils sont en pleine activité, ils consacrent plus des trois quarts de leur temps à chercher, consommer et cacher leur nourriture. Et les individus plus jeunes respectent sans autre ces règles du jeu, ce qui pourrait signifier que ce comportement est d’origine génétique.

Tout ce petit ménage a été dûment observé et répertorié depuis des années et la littérature sur les écureuils est relativement abondante. Mais une question a longtemps résisté aux observations les plus fines: comment les écureuils s’y prennent-ils pour retrouver leurs provisions quand ils en ont besoin? Affaire de routine, de hasard, d’odorat particulièrement développé ou de mémoire?

Ils ont plus de mémoire qu’on le croit

Au départ, la réponse des spécialistes qui étudiaient sur le terrain le comportement de ces sympathiques rongeurs a eu au moins le mérite d’une certaine évidence : il était admis que les écureuils étaient animés par une sorte d’«instinct» débouchant sur des habitudes immuables et simples. Exemple: cacher – et donc chercher – les noisettes au pied d’une structure verticale, un arbre si possible… d’où une augmentation imparable du nombre de chances de retrouver facilement leur magot.

En résumé, comme l’écrivait déjà il y a huit ans Françoise Schenk, professeure de psychophysiologie à l’Université de Lausanne (UNIL) dans un numéro (2000/8) des «Actualités psychologiques » consacré tout entier au thème «Mémoire animale, mémoire humaine»: «Un bon odorat, peu de cervelle, surtout pas de mécanismes cognitifs complexes, voilà les atouts que l’on estimait déterminants pour le comportement animal.» Ces explications, longtemps considérées comme irréfutables, n’ont pas résisté aux progrès de la recherche en neurophysiologie pendant ces vingt dernières années. En substance, c’est la découverte progressive que les espèces qui amassent de la nourriture dans une multitude de cachettes se fondent sur leur mémoire des lieux pour la retrouver, plutôt que sur des traces olfactives.

La quête d’une mémoire animale

Ce sont des expériences dont Françoise Schenk parle encore aujourd’hui avec un enthousiasme communicatif. Ces écureuils, par exemple, qui retrouvent leurs propres noisettes malgré tous les pièges qu’on leur tend, suppression des odeurs dans leur zone de cachettes, remplacement de leurs réserves par celles d’un congénère, et autres variations de tests tous plus exigeants les uns que les autres.

Et pour couronner le tout, le «coup de foudre» de Françoise Schenk pour l’invention d’un collègue écossais, Richard Morris, au tout début des années quatre-vingt : un grand bassin circulaire rempli d’eau trouble pour gommer les repères visuels, et quelque part, un petit promontoire sur lequel on entraîne un rat à prendre ses habitudes… Si on enlève ce petit caillou, à cette place précise, le rat s’énerve, comme si cet endroit avait laissé une trace dans sa mémoire.

La suite s’imposait. Il fallait savoir non seulement si ce codage de l’espace dans la mémoire pouvait être vérifié, mais aussi où il se marquait en quelque sorte dans le cerveau. Hypothèse préférentielle: si c’était dans l’hippocampe… «une vieille écorce cérébrale repliée dans la profondeur du lobe temporal, connue pour son rôle dans la mémoire», selon les mots de Françoise Schenk. Extraordinaire quête d’une mémoire jusque-là ignorée chez ces animaux, et pouvant aller jusqu’à une représentation abstraite de leur territoire.

Pigeons voyageurs, mésanges, casse-noix et geais

De fait, à partir de là, les hypothèses ont cédé le pas aujourd’hui aux observations vérifiées et revérifiées. Françoise Schenk: «On a observé que l’hippocampe des pigeons voyageurs était plus volumineux que celui des espèces qui ne retournent pas à leur pigeonnier. Dans une même perspective, on a pu montrer que certaines mésanges, les casse-noix et les geais qui stockent de la nourriture, et doivent donc posséder une bonne mémoire spatiale, ont un hippocampe plus développé que certaines espèces voisines qui ne présentent pas ce comportement. »

Encore plus précisément, à propos des mésanges américaines connues pour leur intense activité de stockage de graines: «Elles retournent à l’endroit précis où elles ont découvert des cacahuètes, même si la mangeoire colorée qui les contenait a été placée à quelque distance. Alors que dans la même situation, les juncos, des oiseaux d’une espèce voisine, qui dépendent moins de leur mémoire spatiale puisqu’ils ne font pas de réserves, recherchent en priorité la mangeoire colorée, même si elle a été déplacée. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont aucune mémoire des lieux. Mais l’encodage de l’expérience vécue semble privilégier des propriétés différentes chez les deux espèces comparées.»

Le cerveau des animaux «cacheurs»

Même constat chez des petits rongeurs où on trouve des relations précises entre la taille de l’hippocampe et la mémoire spatiale: «Le campagnol des prairies, qui a un domaine vital étendu, possède un hippocampe plus grand, relativement à la taille du cerveau, que le campagnol des pins qui occupe un domaine très petit.» Avec cette confirmation: «Les rongeurs d’une espèce qui stocke de la nourriture dans leur terrier, un lieu unique et facilement mémorisable, ont un hippocampe plus petit que celui des individus d’une espèce voisine qui disséminent leurs réserves dans l’environnement.»

Les écureuils, comme tous les animaux cacheurs, semble-t-il, ont un hippocampe plus important. Mais cette particularité ne débouche pas sur une «programmation»; elle en reste à l’état de «proposition»: l’hippocampe se développe lorsqu’il est utilisé. Avec, en point de mire, cette facilité reconnue et réelle à retrouver leurs provisions amassées pour les mois de disette (la consommation moyenne de graines et de noisettes cachées – 2200 à 2900 par année – est suffisante pour satisfaire les besoins énergétiques d’un écureuil pendant au moins 43 jours en forêt de résineux : des chiffres extraits de la masse de renseignements concrets et précis parue aux éditions Belin, «L’Ecureuil roux», de Carlo Biancardi et Emmanuel Do Linh San, 2006).

Le cerveau humain n’est pas unique

Quant à passer des animaux aux hommes, c’est encore une autre affaire! Même si on imagine facilement à quel point ces découvertes liées à la représentation de l’espace seront et sont déjà précieuses pour les recherches liées au vieillissement (trous de mémoire!), à la maladie d’Alzheimer ou à certaines maladies mentales. Pour en arriver là, il faudra éviter certains partis pris qui ont la vie dure. A l’écouter aujourd’hui, Françoise Schenk ne renie pas ce qu’elle écrivait dans le numéro d’«Actualités physiologiques» déjà cité, un diagnostic qui tient à la fois de la psychologie et de la biologie, exactement comme le poste qu’elle occupe à l’UNIL.

«S’il est facile d’envisager que les individus d’espèces sauvages s’orientent de manière très efficace, puisque leur survie en dépend, encore faut-il admettre qu’ils disposent effectivement de représentations spatiales sophistiquées. Or, lorsqu’il est question de l’animal, on a de la peine à se situer entre l’admiration béate qui naît de l’observation des prouesses de son chien ou de son chat, et une résistance profonde à admettre que les animaux disposent de représentations mentales voisines des nôtres. Dans le cas de la mémoire spatiale, il semble que ce paradoxe soit amplifié par le fait qu’on la suppose fondée sur des mécanismes essentiellement conscients chez l’homme, et sur des automatismes chez l’animal.»

Voilà où devrait peut-être nous amener la reconnaissance de ces capacités impressionnantes des écureuils et des autres animaux «cacheurs»: à abandonner la croyance que le cerveau humain est unique, totalement unique, et à admettre qu’il n’est qu’une variante parmi d’autres. La voie serait alors dégagée pour un examen serein des parentés et des différences entre les uns et les autres. Avec tous les bénéfices scientifiques qui en découleraient. On peut rêver. Il faut rêver.

Laurent Bonnard

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