Respirer, boire et manger ne suffisent pas à la survie. Il faut dormir, aussi. Et chacun a sa stratégie, insecte, oiseau ou bactérie. Des spécialistes du sommeil de l’UNIL se penchent sur cette fonction vitale, à l’abandon chez l’homme.
Que tu sois chat, dauphin, martinet alpin ou agame barbu, si tu ne dors pas, tu meurs. Jusqu’à aujourd’hui, aucun chercheur n’a trouvé de créature capable de survivre sans s’assoupir. Plus incroyable encore: les animaux dits primitifs pourraient, tout comme nous, rêver. «La recherche sur le sommeil humain se base largement sur les modèles animaux. La plupart des éléments que l’on connaît de notre sommeil viennent de l’observation d’autres êtres vivants, y compris des plus simples», affirme le Dr José Haba-Rubio, privat-docent au Département de médecine du CHUV, maître d’enseignement et de recherche clinique à la Faculté de biologie et de médecine, médecin associé au CIRS (Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil) du CHUV et coauteur du livre Je rêve de dormir*. Le point sur les facultés inattendues de la faune et sur ce qu’elles disent de notre repos avec des spécialistes de l’UNIL.
Qui pourrait suspecter une masse bleu-vert, aussi visqueuse que gélatineuse, qui flotte sur l’eau, d’avoir besoin de dormir? Et pourtant! Les algues bleues, ces bactéries photo-synthétiques qui, telles les plantes, captent l’énergie solaire afin de synthétiser leurs molécules organiques, font aussi des petits sommes. «On imagine que les premiers micro-organismes, apparus il y a 3,7 milliards d’années, possédaient déjà une horloge biologique, explique le neurologue José Haba-Rubio. Les algues unicellulaires – nos ancêtres communs – avaient, comme aujourd’hui, une alternance repos/activité. Donc quelque chose qui ressemble au sommeil et à l’éveil. Cela signifie que le sommeil nous accompagne depuis le début de la vie sur terre.»
A l’automne 2017, des chercheurs californiens ont publié un article sur les siestes des méduses du genre Cassiopea. Ces étranges animaux sans cœur, ni cerveau, ni sang, amoureux du fond des océans où ils restent immobiles et à l’envers pour offrir assez de lumière aux algues avec qui ils vivent en symbiose, s’offrent des assoupissements nocturnes. Mieux. Si un malotru empêche une méduse de dormir la nuit, elle somnole le jour. Ce qui peut être considéré comme une preuve nouvelle de l’ancienneté des gènes qui contrôlent le sommeil.
Le rêve à portée de patte
Les recherches se sont beaucoup penchées sur le sommeil paradoxal, ou sommeil REM (Rapid Eye Mouvement, ndlr), celui durant lequel les rêves sont les plus intenses, étranges et complexes. Grâce à des études sur les félins dans les années 50, un neuroscientifique français, le professeur Michel Jouvet, a prouvé l’existence des songes. «Quand on rêve, on vit des tas de choses tout en étant complètement paralysé. L’atonie musculaire sert à nous protéger, sinon on ne distinguerait plus la réalité des songes. Le professeur Jouvet a eu l’idée de réaliser de petites lésions dans le tronc cérébral d’un chat afin de lever cette paralysie du sommeil.» Résultat: le matou s’est mis à vivre ses rêves. Alors qu’il dormait, il a effectué des gestes qui ressemblaient à une chasse aux souris et a donné des coups de griffes pour se défendre contre un ennemi invisible. «Cela a permis de démontrer l’association entre l’activité onirique et le sommeil paradoxal», souligne José Haba-Rubio.
Do, do, l’enfant dormira… pour survivre!
Après les mammifères, on s’est intéressé aux oiseaux. Cette fois en se basant sur des critères comportementaux, car accéder au cerveau d’un volatile reste encore difficile à ce jour. «Pour réaliser une électroencéphalographie (EEG), la technique nous oblige à utiliser un casque à électrodes et des câbles, impossibles à accrocher à un oiseau en vol. Toutefois, pour les êtres humains, on commence à se servir du Bluetooth, dans un environnement limité. On peut donc espérer d’autres innovations très bientôt.»
Des études sur les bébés animaux, notamment sur les chouettes, ont permis de vérifier une autre théorie du professeur Jouvet: le sommeil et les rêves participent à la transmission génétique des comportements nécessaires à la survie de l’espèce. «Les animaux très immatures à la naissance, qui ne peuvent se débrouiller seuls, ont besoin de plus de sommeil que les autres, signale le neurologue de l’UNIL. Chez l’Homme, cela correspond à 16h/24h à la naissance, dont 50% de sommeil paradoxal. Adulte, on passe à 20%. Le sommeil en général, et le paradoxal en particulier, aiderait les bébés à acquérir des informations, à consolider leur mémoire et permettrait aussi de transmettre d’une génération à l’autre des éléments essentiels à la survie.»
Une curieuse expérience tendrait à démontrer cette hypothèse: à la vue d’un serpent dans un film d’animation, des gorilles qui n’avaient jamais croisé le reptile en ont eu peur. «On peut penser que c’est grâce aux rêves transgénérationnels qu’ils ont reconnu leur ennemi le serpent. Une hypothèse intéressante, car cela signifierait que le sommeil nous préparerait à affronter des dangers. Cette espèce de réalité virtuelle nous ferait jouer à blanc des situations délicates pour savoir les reconnaître et agir plus rapidement face à elles.»
Les dragons rêvent aussi
Hier encore, on croyait que seuls les mammifères et les oiseaux rêvaient. Or, des études récentes sur les dragons australiens – les agames barbus (Pogona vitticeps) – remettent tout en question. Grâce à des électrodes implantées dans le cerveau et une caméra qui les filmait pendant leur repos pour détecter leurs mouvements oculaires, les reptiles ont participé à la découverte d’une nouvelle théorie sur l’évolution. «?En Allemagne, des neurobiologistes ont réussi à enregistrer de courts passages qui ont toutes les caractéristiques du sommeil paradoxal chez ces dragons, indique José Haba-Rubio, ainsi que des ondes lentes. Cela veut dire que le rêve serait apparu non pas il y a deux millions d’années, mais plutôt il y a plus de 300 millions d’années?!?»
Comment dormir sans se noyer?
Si, pour certains, dormir c’est s’entraîner à survivre, pour d’autres, c’est carrément braver la mort. Par exemple lorsqu’on est un mammifère aquatique qui doit remonter à la surface pour respirer… Ainsi le dauphin, et les cétacés, ont dû trouver le moyen de s’assoupir sans se noyer. Du coup, ils ont développé un sommeil unihémisphérique. Quand leur cerveau droit dort, le gauche reste en éveil, et inversement. Malin. «On a longtemps cru que ce cas était une exception, une rareté. En fait, c’est probablement beaucoup plus fréquent qu’on ne le pensait. Les oiseaux pourraient posséder la même faculté», note le neurologue.
En effet, les volatiles, pour une raison encore obscure, dorment sur une seule patte. Les chercheurs supposent qu’un hémisphère de leur cerveau reste éveillé et permet de tenir la patte, tandis que l’autre hémisphère se repose. «Cependant contrairement aux dauphins, les oiseaux peuvent avoir les deux hémisphères endormis simultanément, quand ils se trouvent en totale sécurité. Dans ce cas de figure, en plein sommeil paradoxal, ils devraient tomber à cause de l’atonie musculaire. Mais ils détiennent un système qui bloque les pattes devenues toutes flasques et fait balancer le poids du corps de l’une à l’autre», explique José Haba-Rubio.
L’«unihémisphérisme» expliquerait aussi les incroyables capacités des migrateurs. Une étude de l’Institut de la Station ornithologique suisse et de l’Université de Berne est parvenue à démontrer pour la première fois qu’un oiseau, le martinet alpin, pouvait voler 200 jours sans se poser! «Il s’agit d’une supposition, certes. Mais avec un seul hémisphère du cerveau endormi, l’oiseau migrateur peut poursuivre sa route sur des centaines de kilomètres. Idem pour le pingouin qui nage sous l’eau sur de très longues distances.»
De la léthargie à la torture organisée
Au fond, comment sait-on qu’un être vivant dort, ou pas? Encore une fois, les critères comportementaux font foi. «Henri Piéron, neuropsychologue français, les a définis au début du XXe siècle, répond le neurologue de l’UNIL. Chaque espèce a besoin d’un endroit spécifique, d’une position du corps typique et d’une quiescence physique. Il faut aussi un stimulus plus important qu’en éveil pour agir, ainsi qu’une réversibilité rapide. De la sorte, on différencie un animal qui dort d’un animal qui hiberne et sort lentement de sa léthargie.» Car l’hibernation est un état de repos de l’organisme pour épargner de l’énergie qui n’a rien à voir avec le sommeil. «D’ailleurs, la première chose que les animaux font lorsqu’ils sortent d’hibernation, c’est dormir! Ils ont besoin de récupérer le manque de sommeil qu’ils ont accumulé.»
Comme nos ados, qui paraissent en perpétuelle apathie? «Chez tous les mammifères au moment de la maturité sexuelle, l’horloge biologique se décale, précise José Haba-Rubio. Les jeunes ont besoin de s’endormir et de se lever plus tard. L’école oblige les ados à se lever trop tôt. Ils sont donc en privation de sommeil, parce que physiologiquement, ils n’arrivent pas à suivre ce rythme.» Les adultes aussi souffrent de carences de matelas. En cent ans, les humains ont perdu une heure et demie de sommeil. C’est grave docteur? « Oui. Actuellement, tous les gens sont somnolents, au volant, au travail. Tchernobyl, Bhopàl en Inde, la navette Challenger: les grandes catastrophes de l’humanité sont dues, en partie, à des privations de sommeil.»
Et d’ajouter que durant des milliers d’années, on a vécu avec l’alternance soleil/lune, qui n’a plus de valeur aujourd’hui. «La lumière est présente en permanence avec les écrans, les réverbères la nuit, etc. Et la température de l’habitat est constante, alors que chez les peuples primitifs, on se couche quand il fait plus frais. De plus, on est passé en très peu de temps du sommeil bi-phasique au monophasique, alors qu’il aurait fallu en théorie des siècles pour que le cerveau s’adapte à une telle évolution.»
La mouche de l’espoir
En 2017, le Prix Nobel de médecine a été attribué aux chercheurs fondamentaux qui ont découvert que notre horloge biologique était en fait génétique. Les cellules de la drosophile leur ont parlé. Jeffrey Hall, Michael Rosbash et Michael Young ont privé de sommeil cette mouche et regardé quelles étaient les modifications au niveau du génome. «Ils ont ainsi découvert un des gènes qui permet d’avoir des cellules qui ont un rythme interne propre, en dehors de la lumière, de la température etc., s’enthousiasme le Dr José Haba-Rubio. Nous aurions donc tous constitutionnellement une horloge biologique exclusive. Cela ouvre les portes de la compréhension du fonctionnement de l’organisme et donne des pistes pour des traitements. Un médicament pourrait être plus efficace en étant pris à une heure plutôt qu’à une autre…»
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* Je rêve de dormir.
Par José Haba-Rubio et Raphaël Heinzer
Editions Favre (2016), 271p.