A l’occasion de la récente publication de L’Anthologie des théologiens de l’Antiquité qu’il a codirigée, le théologien Eric Junod nous parle de celui qui est considéré comme le père de l’exégèse, soit le pionnier de l’étude critique des textes: Origène, dont la vie est un roman…
Rome ne s’est pas construite en trois jours. La doctrine chrétienne non plus. Entre les témoignages des apôtres, recueillis dans les Evangiles, et la constitution du canon, il y a une période intercalaire où les débats sont passionnés, les désaccords profonds, et les questions au sujet des innombrables textes qui circulent fondamentales. Aux origines du christianisme, une œuvre singulière a fait date: celle d’Origène, l’inventeur de l’exégèse, soit l’étude critique des textes.
«Figure dominante de la théologie chrétienne avec saint Augustin, Origène fut aussi de son vivant et ultérieurement l’un des théologiens qui suscita les sentiments les plus vifs et les plus opposés», souligne le théologien Eric Junod, qui a codirigé la récente Anthologie des théologiens de l’Antiquité (Ed. du Cerf). Ce professeur honoraire de la Faculté de théologie et de sciences des religions nous emmène alors à la rencontre de ce personnage haut en couleur, qui n’hésita pas à se mutiler pour s’assurer de sa bonne conduite…
«Origène est le premier théologien qui va commenter l’Ecriture. Et il ne va pas commenter seulement un ou deux livres, mais presque tous. Il y consacre sa vie», pose immédiatement Eric Junod. Ce faisant, il invente une tradition d’interprétation des textes. «Son influence sera considérable. Même s’ils ne sont pas toujours d’accord avec lui, les auteurs qui viennent après lui seront complètement déterminés par son interprétation. Qu’ils le veuillent ou non, ils vont toujours se situer par rapport à lui», poursuit le professeur. Ce chrétien né vraisemblablement à Alexandrie vers 185 a donc véritablement «ouvert des voies que les autres exploitent, sans même parfois être conscients qu’ils lui sont redevables». Et ce, bien qu’il ne subsiste qu’un quart de son œuvre immense…
Œuvres condamnées
«Origène a écrit près de 250 tomes de commentaires et au moins 500 prédications», relève le théologien de l’UNIL. «La disparition majeure de son œuvre tient au fait que, trois siècles après sa mort, il sera condamné dans un concile byzantin», et considéré comme hérétique. En effet, son œuvre est condamnée dès l’an 400 par l’évêque Théophile d’Alexandrie, puis surtout au VIe siècle par l’empereur Justinien.
Le motif? «La doctrine évolue constamment dans l’Eglise», explique alors Eric Junod. «Trois siècles plus tard, les paramètres ne sont plus les mêmes. Ce qui pouvait paraître audacieux entre 220 et 250 n’est souvent plus recevable au VIe siècle.» Et de citer une date particulièrement importante dans la théologie chrétienne, celle du Concile de Nicée en 325: «Les théologiens antérieurs à cette époque vont alors tous être jugés à l’aune des standards établis à Nicée».
Mais surtout: «On reprochera à Origène des doctrines qui sont en grande partie développées par d’autres, notamment à l’intérieur de cercles monastiques», explique le théologien. Ce sont donc davantage ces doctrines «dérivées d’Origène, parfois même contraires à sa pensée» qui seront désapprouvées. «Origène sera finalement condamné sans qu’il y ait une confrontation directe avec ses œuvres», articule Eric Junod, qui signale encore les problèmes d’interprétation liés à la langue: «L’œuvre d’Origène en langue originale, soit le grec, a largement disparu. Heureusement, il avait été traduit en latin, notamment par saint Jérôme qui l’appréciait alors énormément (avant de rejoindre la cause de l’antiorigénisme en 400, ndlr). Mais l’œuvre d’Origène étant très complexe, les traductions se révèlent parfois assez imprécises…»
Une théologie en ébauches
On reprochera alors à Origène différentes hypothèses, telles que la préexistence des âmes, la succession des mondes jusqu’à ce que tous les esprits aient librement accompli leur conversion vers Dieu ou encore l’identité entre l’état initial du monde et son état final. C’est mal comprendre la méthode origénienne, rétorque Eric Junod. En effet, la singularité de son œuvre est d’avoir tenté de dégager une doctrine cohérente à partir des affirmations de l’Ecriture.
«Pour Origène, l’Ecriture est source de vérité. Avec lui, le christianisme devient une religion du Livre. Depuis Origène, il est entendu que toute la tâche du chrétien est d’interpréter le Livre», expose Eric Junod. Mais il y a un deuxième aspect, qui s’ajoute à sa conception de l’Ecriture comme source de vérité: Origène va également tenter de proposer un système qui relie toutes ces affirmations scripturaires, en émettant différentes hypothèses de travail.
«C’est ce qui m’a le plus frappé, exprime encore le professeur. Il n’arrête pas de chercher. Son goût incessant de la recherche le conduit, devant une difficulté, à énoncer, à titre d’exercice, une proposition de solution, à formuler des hypothèses. Il n’est pas dans l’assertion définitive et dogmatique.» Eric Junod en veut d’ailleurs pour preuve son utilisation fréquente de l’adverbe «peut-être». Et d’ajouter: «Origène est un auteur passionnant. Quand vous le lisez, il vous communique son goût pour la recherche. Vous le voyez interpréter des textes et vous avez littéralement l’impression d’être dans son atelier. Et rien n’est jamais acquis pour lui. Si quelqu’un trouve une meilleure idée qui respecte les affirmations bibliques, il recommande que ce soit à cette idée qu’on se rallie.»
Loin de lui être favorable, cette attitude d’humilité face aux textes a plutôt eu tendance à le prétériter par la suite: «Formuler des solutions gymnasticos, c’est-à-dire à titre d’exercice, n’est pas quelque chose que les théologiens savent toujours apprécier», observe Eric Junod.
Une illustre castration
Outre les violentes polémiques autour de son œuvre, la vie d’Origène tient en soi du roman. A l’âge de 17 ans, alors que les chrétiens font l’objet de persécutions, il voit son propre père être décapité. Selon le récit qu’en fait Eusèbe de Césarée, admirateur et biographe d’Origène, devenu théologien et proche de Constantin Ier, Origène fut alors tenté par l’envie de finir lui aussi en martyr, mais sa mère l’en empêcha en cachant ses vêtements. «Il existe tout un courant du christianisme ancien qui valorise très fortement le martyre, au point d’accorder à l’existence humaine une valeur très relative, secondaire, commente le professeur de l’UNIL. La vraie vie est l’imitation du Christ, et certainement qu’Origène jeune s’est trouvé dans ces dispositions d’esprit.»
Alors que les biens paternels ont été confisqués, Origène se retrouve en position de devoir assumer les besoins matériels de sa mère ainsi que de ses six jeunes frères. Instruit dans les belles-lettres, il enseigne d’abord la grammaire, puis, en 215, bien qu’encore très jeune, il prend la tête de l’Ecole théologique d’Alexandrie. C’est à cette époque-là qu’il se serait châtré pour se soustraire à toute tentation, suivant ainsi à la lettre Matthieu 19.12 qui a écrit: «Il y a des eunuques qui se sont faits eux-mêmes eunuques pour le royaume des cieux».
Est-ce à dire qu’il ne comprenait alors l’Ecriture qu’à travers son sens littéral, notamment par manque de maturité? «Il avait alors l’intensité propre aux jeunes, préfère analyser Eric Junod. Le doute subsiste quant à cet épisode. Il est raconté par une seule personne, qui admirait Origène, mais qui a aussi relevé que cela lui avait causé du tort. Il est donc plausible que ce témoignage soit vrai. Cependant, s’il y a toujours un doute, c’est sur le lien entre cette automutilation et le texte évangélique. Surtout qu’à la fin de sa vie, Origène a commenté le passage de Matthieu en jugeant très sévèrement ceux qui l’interprètent littéralement et se mutilent. Pas un mot cependant sur son propre cas.»
Origène aurait-il simplement évolué dans son interprétation du texte biblique, passant du littéral au spirituel, ou bien cette castration n’aurait-elle finalement rien à voir avec le texte de Matthieu «Il est difficile de le savoir. La vie d’Origène n’est connue que par Eusèbe de Césarée, historien et admirateur fervent, qui signale la mutilation et laisse entendre qu’Origène se serait ensuite gardé d’en faire état.»
Ce qui est sûr, cependant, c’est que plus tard l’évêque d’Alexandrie, Démétrius, qui dans un premier temps avait admiré l’attitude d’Origène, lui a vivement reproché cette castration et l’a fait savoir. Pourquoi ce retournement? «Le prestige d’Origène à Alexandrie était alors considérable et constituait au regard de l’évêque une forme de contre-pouvoir. Démétrius a-t-il alors utilisé cet épisode de la castration pour disqualifier Origène, c’est là un point d’interrogation. Pas une certitude, mais c’est bien possible», émet le spécialiste.
Vers 232, en butte à l’hostilité de l’évêque Démétrius, Origène quitte définitivement la métropole égyptienne. La seconde partie de sa vie se déroulera principalement à Césarée de Palestine où il avait été ordonné prêtre et où il poursuivra son enseignement. Soutenu par un riche mécène qu’il avait converti au christianisme et qui mettra à sa disposition un véritable atelier de copie, il continuera son œuvre littéraire. Lors de la persécution de Dèce en 250, il sera arrêté et torturé. Brisé dans sa santé, il mourra peu après, probablement à Tyr. «Son malheur, et peut-être le nôtre, est qu’il soit mort des suites de la persécution et non durant la persécution. Serait-il mort martyr qu’il n’aurait sans doute pas été condamné quelques siècles plus tard et que son œuvre aurait été bien plus largement conservée?, conclut, non sans regret, Eric Junod.