Les Suisses ne sont pas des joueurs pros, ce sont des champions

Fed Cup. Martina Hingis, Belinda Bencic, Viktorija Golubic et Timea Bacsinszky fêtent leur victoire contre l’Allemagne, le 7 février 2016 à Leipzig. Elles ont été éliminées ensuite par la République tchèque. © Walter Bieri / Keystone
Fed Cup. Martina Hingis, Belinda Bencic, Viktorija Golubic et Timea Bacsinszky fêtent leur victoire contre l’Allemagne, le 7 février 2016 à Leipzig. Elles ont été éliminées ensuite par la République tchèque.
© Walter Bieri / Keystone

Que ce soit en football ou en tennis, les sportifs suisses se sont frayés un chemin vers les sommets. Comment fait un si petit pays pour former autant de vedettes? Les réponses des experts de l’UNIL. 

Le fan suisse de sport qui s’apprête à vibrer devant l’Euro de football en France et les Jeux olympiques de Rio ne réalise pas toujours la chance qu’il a. Alors que de nombreux pays ne peuvent rêver d’une médaille ou d’un titre dans l’un de ces sports majeurs que sont le tennis et le football, les athlètes helvètes ont une chance de briller sur tous les tableaux. Dans les derniers grands tournois internationaux de football, la Nati n’a raté qu’une seule phase finale d’un Euro ou d’un Mondial depuis 2004. A titre de comparaison, cette régularité au plus haut niveau fait de la Suisse une sélection comparable à l’Angleterre, et plus régulière que la Turquie ou les Pays-Bas, deux grandes nations de football.

Et en tennis, la Suisse peut tout simplement rêver de remporter trois médailles d’or qui seront mises en jeu à Rio, sous réserve, évidemment, de blessures éventuelles ou de calendrier surchargé. Car les Helvètes peuvent théoriquement inscrire Martina Hingis et Belinda Bencic en double dames. Ils devraient encore voir évoluer le très mythique couple Hingis-Federer en double mixte. S’y ajoutent Roger Federer et Stan Wawrinka, qui devraient compter parmi les favoris du simple messieurs, sans oublier que Stan et Roger ont déjà en poche la médaille d’or du double messieurs décrochée aux JO de Pékin.

Les recettes du succès
Reste à comprendre comment un petit pays comme la Suisse peut aligner autant de champions dans des sports quasi planétaires? Si la réussite de l’équipe suisse de foot doit beaucoup au travail de la fédération (lire l’entretien avec Yves Debonnaire), «le cas du tennis est un peu différent», analyse Emmanuel Bayle, professeur de gestion à l’Institut des sciences du sport (ISSUL).

En France, depuis la victoire de Yannick Noah en 1983 à Roland-Garros, quasiment tous les joueurs pros sont des «produits» issus de la Fédération française de tennis (FFT). En Suisse, ce n’est pas vraiment le cas. Stan Wawrinka, Belinda Bencic, Timea Bacsinszky et Martina Hingis ont tracé leur voie soit grâce à leur famille, soit grâce à des structures privées. Et le seul qui a bénéficié de l’aide de la Fédération suisse (Swiss Tennis), c’est Roger Federer. Le seul qui, peut-être, vu son talent, n’en avait pas vraiment besoin… «Si bien qu’en Suisse, il est difficile de corréler les résultats d’un sportif à la politique de la Fédération», constate Emmanuel Bayle.

Emmanuel Bayle. Professeur associé à l’Institut des sciences du sport (ISSUL). Nicole Chuard © UNIL
Emmanuel Bayle. Professeur associé à l’Institut des sciences du sport (ISSUL). Nicole Chuard © UNIL

Le modèle français
Dans le tennis, depuis des années, trois modèles de formation prennent le dessus. Le modèle fédéral, avec la France comme exemple. Ancien joueur, entraîneur et dirigeant, le professeur Bayle est un observateur avisé du milieu. «Dans l’Hexagone, la Fédération place beaucoup d’argent sur des enfants qui ont entre 8 et 9 ans, même avant, parfois. Environ 20000 francs pour l’entraînement de base par an pour les plus talentueux. Concrètement, la Fédération subventionne l’entraîneur et la participation aux tournois. Les meilleurs rentrent dans le Pôle France vers 12-13 ans. S’ils confirment ces prédispositions, ils passent par l’Institut national du sport (15-17 ans) et le Centre national d’entraînement à Roland-Garros avec de toutes nouvelles installations (entre 18 et 22 ans). Là encore, la Fédération déboursera entre 100000 et 200000 francs pour financer une saison, sachant que les joueurs ne gagnent pratiquement rien et qu’ils n’ont pas encore de sponsors.»

Les académies et le modèle suisse
Les académies privées sont un deuxième modèle de formation. Il y en a partout en Europe et aux Etats-Unis: l’une des plus connues, la Nick Bollettieri Tennis Academy, a formé ou formaté depuis 1978 plusieurs champions comme Agassi, les sœurs Williams, Courier, Capriati, Sampras, Seles ou encore Hingis. Dans ce cas, il faut un mécène pour financer le joueur, que ce soit la famille, ou alors l’académie qui joue les mécènes et qui se rattrape ensuite sur les gains de ses poulains…

Swiss Tennis est le troisième modèle, «hybride», analyse Emmanuel Bayle. «Swiss Tennis accompagne les joueurs, mais ne peut pas mettre autant d’argent que la Fédération française. C’est un modèle qui laisse beaucoup de place à l’initiative privée. Cela signifie que, à côté il faut aussi des mécènes ou des parents qui financent.» Swiss Tennis n’a pas les moyens de soutenir les joueurs jusqu’à leur éclosion professionnelle. La Fédération offre une structure solide, peu d’argent, mais une filière, un centre d’entraînement national à Bienne, de nombreux entraîneurs et des préparateurs physiques.

«Les Suisses ne sont pas des joueurs pros mais des champions»
Pour qu’un jeune atteigne les portes du professionnalisme, il faut compter environ dix ans de formation. Dix ans pour acquérir et atteindre de bons niveaux techniques, physiques, tactiques et psychologiques. La suite est une question d’alchimie. «La particularité des joueurs suisses, c’est que ce ne sont pas des joueurs professionnels mais ce sont des champions», observe Emmanuel Bayle. «Même si l’analyse est plus subtile, les experts estiment que l’entrée dans le professionnalisme commence lorsqu’un jeune entre dans le classement des 300 meilleurs joueurs mondiaux de l’Association des joueurs de tennis professionnels (ATP). Mais pour gagner leur vie, ils doivent se classer dans le Top 100.» Ensuite, il faut bien faire la différence entre un professionnel et un champion. Un champion est celui qui goûte au céleste et qui fait partie des dix meilleurs joueurs du monde et gagne des titres majeurs.

La prise de risque financière pour les joueurs qui veulent atteindre le sommet de la pyramide ATP est beaucoup plus grande en tennis que dans des sports collectifs comme le football ou le hockey. Compte tenu du fait que les joueurs de tennis sont des travailleurs indépendants et non salariés, qu’il y a très peu d’élus et que la concurrence internationale est forte, les familles, les enfants et les ados doivent rapidement calculer leurs risques.

Une petite entreprise pour devenir un champion
La précarité est plus grande au tennis. «En Suisse, les jeunes qui se lancent dans ce sport sont dans l’initiative privée. Initiative qui fait partie intégrante de la culture nationale, libérale et entrepreneuriale. Ce sont des gens qui ont pris en main leur vie et leur destin afin de créer les conditions pour devenir champion. Trouver les conditions, c’est trouver l’entraîneur, le préparateur physique, mental, la personne qui va s’occuper du marketing… créer une petite entreprise pour devenir champion. Federer comme Wawrinka répètent toujours qu’ils doivent beaucoup à leur entourage. Tous ces points pourraient expliquer la réussite suisse sur cet aspect “champion”, car c’est bien ça la particularité! Il y a peu de professionnels, mais les joueuses et les joueurs suisses deviennent des champions!»

En Suisse, il y a environ 165000 membres actifs qui sont adhérents à Swiss Tennis. Seuls la gymnastique et le football font mieux en termes de membres. L’image que véhiculent les Federer, Wawrinka ou Hingis aide à l’essor du tennis dans notre pays, mais avant eux les Günthardt, Hlasek, Rosset et Hingis avaient déjà décomplexé ce sport grâce à leurs nombreux titres. «Ensuite, c’est à la capacité de Swiss Tennis et de ses clubs de fidéliser des gens qui vont jouer au tennis, des parents qui vont pousser leurs enfants à entrer dans la filière de la Fédération. Bien sûr que la politique de Swiss Tennis joue un rôle. Elle amène un vivier, elle fait émerger des jeunes qui ont envie de jouer à un bon niveau et ensuite les meilleurs devront faire des choix. Donc, on ne peut pas affirmer que les joueurs sont des “produits” de Swiss Tennis.»

«Il y a une bonne base en Suisse»
Tous les joueurs, de Bacsinszky à Wawrinka, ont tapé leurs premières balles dans un club de tennis, près de chez eux. Ils ont disputé des interclubs ou des tournois nationaux. «Il y a donc une bonne base et la Suisse ne va pas s’effondrer quand Federer et Wawrinka vont s’arrêter», poursuit Emmanuel Bayle. Pour le professeur de gestion à l’Institut des sciences du sport, cette base est suffisante pour «faire éclore» plusieurs joueurs professionnels. Mais, compte tenu de la taille de la population, ce ne sera pas 10 joueurs que la Suisse pourra placer dans le Top 100, mais plutôt deux ou trois dans le Top 200 ou Top 300 de l’ATP. «Et je parle de professionnels et non pas de champions!»

Depuis que Federer s’est mis à briller, il y a eu une forte émulation parmi toutes les étoiles. Le roi suisse a métamorphosé la pensée du tennis helvétique. «Désormais en Suisse, on ne se dit plus qu’on espère le faire, on ne se donne pas le droit de ne pas y arriver!», conclut Emmanuel Bayle. Une nuance sémantique qui permet toujours à la Suisse de rêver en grand cet été sous le soleil de Rio.

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