Les promesses des technosciences n’engagent que ceux qui les croient

Médiatisés dans les années 2000, les nanos-robots devaient permettre de réparer le corps humain de l’intérieur. © ktsimage / iStock by Getty image
Médiatisés dans les années 2000, les nanos-robots devaient permettre de réparer le corps humain de l’intérieur. © ktsimage / iStock by Getty image

De l’avènement de la médecine personnalisée à la simulation informatique du cerveau censée bouleverser la neurologie, en passant par la révolution des nanotechnologies et bien d’autres: les technosciences nous font miroiter des futurs enchantés, alors que leurs retombées tardent souvent à se concrétiser. Dans « Sciences et technologies émergentes: pourquoi tant de promesses ? », dirigé par un sociologue des sciences de l’UNIL, des chercheurs analysent les ressorts et les conséquences de cette «inflation de promesses».

Neurosciences, cellules-souches embryonnaires, biologie de synthèse, médecine personnalisée ou anti-âge, mais aussi nanotechnologies ou société hydrogène: les sciences et technologies émergentes sont l’objet d’une «surenchère de promesses», comme l’écrivent les auteurs de l’ouvrage collectif Sciences et technologies émergentes: pourquoi tant de promesses? dirigé par Marc Audétat, sociologue des sciences de l’UNIL et publié avec le soutien de la Fondation Brocher. Des sociologues, historiens, philosophes, anthropologues de plusieurs pays discutent des implications de ce régime de promotion des technosciences tant pour la société que pour la recherche.

Les grands programmes: un ton prophétique…

Les promesses scientifiques n’ont rien de nouveau. «On peut remonter jusqu’à La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627), ou les promesses biomédicales qui ont amené Aldous Huxley à écrire Le meilleur des mondes (1932)», souligne Marc Audétat. La différence est que les visions et promesses qui ont un rôle d’orientation et de coordination des efforts et investissements de recherche, se sont emballées à partir des années 1990 et 2000. Ce phénomène est lié aux grands programmes de recherche technoscientifique décidés pour relancer la croissance, rester compétitif, notamment face aux pays émergents, et promouvoir la recherche «utile». Un seuil a été franchi, selon le sociologue des sciences, lors de la publication par la Fondation nationale des sciences américaine du rapport Converging Technologies (2002) pour accompagner le programme de financement des nanotechnologies. Au-delà du ton messianique de ce document, typiquement américain, l’Europe s’est aussi lancée dans la course aux grands programmes, depuis la promotion de «l’économie de la connaissance» en 2000 jusqu’aux récents programmes Future Emerging Technologies (FET) qui sélectionnent des projets comme le Human Brain Project (lire l’article).

Marc Audétat Sociologue des sciences, responsable de recherche à l’Interface Sciences-Société. Nicole Chuard © UNIL
Marc Audétat
Sociologue des sciences, responsable de recherche à l’Interface Sciences-Société.
Nicole Chuard © UNIL

Les parties prenantes sont nombreuses

Les grands programmes de recherche et les départements de communication des laboratoires ne sont pas les seuls à alimenter l’inflation de promesses. «Les analystes industriels et des spécialistes de la fabrication de futurs technoscientifiques y contribuent beaucoup, et les médias, la publicité et Internet amplifient circulation et réécriture», d’après Marc Audétat. Les promesses sont d’abord destinées aux politiciens, aux sponsors, conseils de la recherche, agences de financement, fournisseurs de capital-risque. Les plus futuristes qui sont portées à l’attention du public trahissent des buts très présents, et ne font plus rêver, elles ont un caractère désincarné. Finalement, les promesses sont partout dans le travail scientifique, et les chercheurs eux-mêmes doivent anticiper leurs résultats pour obtenir les fonds alors qu’ils se «montrent généralement plus prudents» dans les espoirs que soulèvent leurs travaux.

Trop de promesses annihilent les promesses

«La compétition toujours plus vive à laquelle se livrent les laboratoires pour capter des fonds» a ainsi conduit «à une tendance à vendre des futurs technologiques bien avant que des résultats tangibles ne l’autorisent». Marc Audétat cite comme exemple-type la thérapie génique, dont la promotion «en fanfare» il y a une vingtaine d’années s’est brutalement terminée par l’échec de l’essai clinique avec les «enfants bulles», occasionnant une grande déception; ce n’est qu’aujourd’hui que cette thérapie très nouvelle montre enfin des résultats encourageants. Le risque des promesses est d’engendrer des obligations de résultats et des désillusions dommageables.

La médecine personnalisée: une promesse ambiguë

Un exemple de promesse analysé dans l’ouvrage par Xavier Guchet, philosophe à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, est celui de la médecine personnalisée. Celle-ci fait miroiter des traitements dans lesquels «la prise en charge de chaque patient sera customisée en fonction de ses caractéristiques moléculaires». Mais l’expression semble arriver «en bout de course», et hormis pour les maladies rares, les résultats prendront beaucoup de temps, commente Marc Audétat. «Alors une autre expression circule déjà pour lui venir en aide et relancer cette promesse de la génomique: la médecine de précision.»

Les sciences humaines et sociales ne sont pas épargnées

Toutes les sciences et technologies ne sont toutefois pas affectées de la même manière. Le «régime des promesses technoscientifiques» touche les sciences fondamentales et toutes les disciplines «qui ont plus de mal à se vendre». Les sciences sociales et humaines ne sont pas épargnées car, dans ces disciplines, «nous assistons aussi à une inflation de promesses et de discours qui ont un air d’optimisme scientifico-technique», écrit Dominique Vinck, professeur de Sociologie des techniques, dans un chapitre consacré aux humanités digitales.

Les innovations se font attendre

Les promesses et visions, qui ont un rôle de motivation de la recherche, finissent par former «un écran de fumée entre ce que l’on perçoit et l’état de l’art dans les laboratoires», estime Marc Audétat. «Elles conduisent à des décisions qui sont plus politiques que scientifiques et court-circuitent les discussions qui devraient avoir lieu sur les possibilités en fonction des priorités.» La situation devient franchement «paradoxale», constate le sociologue, lorsque l’inflation de promesses s’accompagne «d’un déficit d’innovation». C’est connu pour le domaine pharmaceutique, et c’est aussi le cas de la nano-médecine et d’autres domaines prometteurs. «Ce déficit d’innovation est dû à “l’attentisme des investisseurs”, qui s’explique par le fait qu’ils font moins de recherche et attendent de racheter les meilleurs, par des perspectives de profit trop faibles ou trop éloignées, ou, parfois, par une chasse aux brevets qui freine ou remplace carrément la course à l’innovation.»

Revaloriser la recherche

Le constat est sévère et l’on peut se demander s’il n’est pas de nature à provoquer la méfiance du public vis-à-vis des sciences et technologies. «Pour l’éviter, il faudrait ralentir les promesses, pas la recherche, la revaloriser dans sa diversité, encourager les autres façons de faire, et revenir à des visions mieux connectées aux problèmes et aux espoirs.» Par exemple, le chercheur propose de «rendre visibles les expériences interdisciplinaires et participatives. Toute proportion gardée, l’UNIL a une politique active dans ce domaine et c’est remarquable», constate Marc Audétat. Le projet «Vivre ensemble dans l’incertain», qui s’est récemment conclu, consistait à associer des acteurs de la société à des équipes de chercheurs, et ce, de la définition des objectifs de recherche à la diffusion des résultats (voir le site www.unil.ch/vei). Aujourd’hui, le projet «Volteface» associe des équipes de l’UNIL, Romande Energie, des acteurs du secteur de l’énergie et des membres de la société pour explorer les aspects sociaux, légaux, économiques et culturels de la transition énergétique (lire ici).

Quand la bulle du business des promesses va éclater

Dans un chapitre intitulé «L’avenir du régime des promesses», le Néerlandais Arie Rip constate que l’on assiste à «l’émergence d’un “business de promesses” agissant comme une bulle spéculative qui se surimpose à la recherche et l’innovation». Mais, ajoute-t-il, ce «quasi-marché où les promesses sont vendues fonctionne sur la spéculation et peut donc s’effondrer, comme la bulle des produits financiers».

Scénario-fiction

Arie Rip imagine d’ailleurs un scénario-fiction qui conduirait à ce krach. Tout commencerait par la décision du comité Nobel qui, sous le poids des pressions, créerait deux Prix par an. Cela inciterait d’autres institutions à multiplier les Prix qui finiraient par être dévalorisés. «Les chercheurs n’étaient plus intéressés et les autorités gouvernementales comme les agences de financement arrêtèrent de tenir compte de ces indicateurs d’excellence. En 2018, la course à la réputation perdit son élan et la bulle des produits dérivés (comme le classement de Shanghai des universités) venait d’éclater.» En conséquence, «la dynamique des promesses des technosciences émergentes fut bouleversée: les promesses devaient désormais s’accompagner de spécifications permettant de les concrétiser».

Ralentir la course aux promesses

«On nous fera toujours des promesses et l’inflation en ce domaine existera toujours elle aussi», conclut Arie Rip. Le défi «consiste à éviter (ou à limiter) le fait que la course ne se déroule que pour elle-même, dans un jeu prenant des proportions démesurées». Marc Audétat ajoute: «Comme le dit mon collègue Olivier Glassey, les promesses sont comme une ressource, qu’il faudrait se garder de dilapider.»

Article suivant : Le Human Brain Project: une fiction qui se veut réaliste

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