Les séries TV «Les Experts» à Las Vegas, à Miami et à Manhattan sont régulièrement suivies par près de 300 000 Romands. Elles sont incontestablement bien faites. Sont-elles pour autant représentatives des méthodes de police scientifique? Sont-elles réalistes? Frédéric Schütz, doctorant en police scientifique et criminologie à l’UNIL, trouve le résultat plutôt convaincant.
Frédéric Schütz est un expert. Formé à l’Institut de police scientifique et criminologie (rebaptisé depuis Ecole des sciences criminelles) de l’Université de Lausanne (UNIL), il a eu la chance de suivre son cursus dans l’un des deux seuls centres universitaires de sciences forensiques au monde – l’autre est à Glasgow.
Aujourd’hui, il termine une thèse sur la traçabilité des armes à feu: il s’attache entre autres à analyser le cheminement qu’empruntent les armes depuis leur fabrication et le vol de pistolets ou autres fusils détenus par les armuriers et /ou les particuliers. Ces armes volées sont-elles utilisées pour commettre des crimes ou des délits? S’agit-il de réseaux organisés qui opèrent ces vols? Autant de questions auxquelles il essaie d’apporter des réponses.
Une analyse de la série TV
Même quand il n’est pas plongé dans ses recherches, Frédéric Schütz reste un amateur de police scientifique; il aime d’ailleurs à faire partager ses connaissances. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé à expliquer la nature de cette discipline très particulière dans un cours mis sur pied pour les universités populaires.
«Mon premier cours était une introduction générale sur la police scientifique, explique le chercheur. Mais, de plus en plus, les questions que l’on me posait étaient liées à la série «Les Experts». J’ai donc décidé de m’adapter aux attentes de mon public, et, aujourd’hui, mon cours est devenu une analyse de la série. Je choisis un épisode, nous le visionnons ensemble, et j’arrête le film chaque fois qu’un élément me semble important.»
«Dans l’ensemble, c’est très bien fait»
Avant de se lancer dans cet enseignement particulier, Frédéric Schütz n’était pas spécialement fan de la série. Depuis qu’il s’y est mis, il porte un regard plutôt positif. «Dans l’ensemble, c’est très bien fait: les réalisateurs sont conseillés par de vrais professionnels. Restent évidemment des aspects invraisemblables, le plus souvent nés de deux contraintes incontournables pour une série télé: le temps – il faut un problème, une enquête et un dénouement par tranche de 50 minutes, et le suspense – l’intérêt doit être constamment maintenu, parfois au détriment de la réalité.»
Entre effet narratif, contrainte temporelle et vérité, comment y voir plus clair? Décodage avec un expert. Un vrai.
1 – Au labo tu resteras
Le scénario est, au début de chaque épisode, relativement similaire: une personne se retrouve nez à nez avec un mort, ou découvre qu’un cambriolage a été commis. Elle perd ses nerfs, panique, court chez son voisin, sa sœur, son mari. Ce second personnage, un soupçon plus calme, appelle la police, l’ambulance ou les pompiers, qui à leur tour contactent les experts indispensables au recueillement des indices ou à l’analyse de la scène du crime.
«Jusque-là, c’est assez proche de ce qui se passe dans la réalité. Il est rare que la première personne confrontée au délit ou au crime alerte elle-même les secours», commente Frédéric Schütz. Mais les choses se gâtent à l’étape suivante: dans un grand crissement de pneus, les Experts de la télé arrivent sur place, franchissent d’un bond les cordons de sécurité, se précipitent sur le cadavre ou le carreau fracturé et recueillent des indices à tour de bras.
Frédéric Schütz explique qu’il s’agit là d’une dramatisation télévisuelle sans grand écho dans le travail quotidien d’un expert.
Les experts ne mènent pas l’enquête
«Nous passons presque tout notre temps au labo – il est vraiment très rare que nous en sortions. Mais forcément, des gens en blouse blanche penchés sur des microscopes, ça n’est guère spectaculaire. Dans les différentes séries, les experts vont donc sur les scènes de crime, se lancent dans des courses poursuites, voire se battent avec des suspects.»
Ce n’est évidemment pas ce que font les spécialistes de l’université, qui quittent rarement leur blouse blanche. Mandatés par le juge d’instruction, ils ont pour mission d’analyser un indice ou une pièce à conviction qu’on leur livre sur place, en répondant à une série de questions directes posées par le magistrat.
La réalité est de ce point de vue moins spectaculaire que la fiction, plus cloisonnée aussi: les experts ne mènent pas l’enquête. Parfois, mais c’est peu fréquent, le juge peut leur demander d’aller voir une preuve sur place. Les choses sont un peu différentes pour les experts incorporés dans une police, généralement à ce qu’on appelle «l’identité judiciaire». Eux ont, outre leur formation en sciences forensiques (pour certains), un background de policiers puisque de fait, ils le sont. «Ils vont recueillir des indices sur le terrain, inspecter la scène du crime, voire prendre des photos, explique Frédéric Schütz. Mais ils n’arrivent de loin pas les premiers – ils passent plutôt après tout le monde, y compris après le médecin légiste.»
2 – Les lieux tu respecteras
Si un expert doit se rendre sur les lieux d’un crime ou d’un délit pour analyser la scène et recueillir des indices, une chose est sûre: il fera tout le contraire des personnages de télévision. Ceux-ci ne respectent en effet aucune des règles du métier: ils se précipitent sur la victime, sur la partie de son corps blessée, même.
«C’est le plus sûr moyen de saccager une scène et de détruire des indices, explique Frédéric Schütz. Dans la réalité, on commence toujours par recréer le chemin que l’on pense avoir été celui du coupable, et on avance très lentement en direction de la victime, en analysant tout ce qui peut être une trace du passage de l’agresseur: un pas sur la moquette, une empreinte sur une poignée de porte, un cheveu, du sang, une fibre textile.»
Une tenue blanche et antistatique
Afin d’apprendre le bon cheminement et l’art de chercher les indices au bon endroit, les étudiants de l’Institut de police scientifique et criminologie de l’Université de Lausanne peuvent d’ailleurs s’entraîner dans l’une des trois cheminées du Batochime, ce grand bâtiment à l’allure de paquebot construit à Dorigny.
Un espace est dévolu à cet apprentissage, sorte d’appartement meublé à la configuration changeante et aux indices éparpillés au gré des envies des enseignants. Pour entrer, il faut d’abord enfiler une tenue blanche intégrale et antistatique: «Cet élément très important n’est pas non plus respecté dans la série.»
Ne pas détruire la trace que l’on cherche
Car le plus grand danger lorsqu’on arpente une scène de crime est un risque que connaissent bien les archéologues: détruire une trace en la cherchant. Les experts de sciences forensiques sont quant à eux exposés à une menace supplémentaire: chaque fois qu’ils entrent dans une pièce, un transfert de textiles et d’autres petits éléments (poussière, terre, etc.) peut se faire. Cet échange inévitable est appelé «principe de Locard». D’où la nécessité de s’isoler dans une combinaison, afin d’éviter d’analyser en labo des indices que l’on a soi-même déposés sur les lieux du crime…
3 – Le temps nécessaire tu attendras
Dans les séries, qu’elles soient tournées à Las Vegas, à Miami ou à Manhattan, le groupe des Experts a quelque 50 minutes pour résoudre une affaire – moins si l’on considère toute la mise en condition du spectateur avant la découverte du crime, souvent un meurtre. Autant dire que les indices sont récoltés en un tour de main, traités en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et les résultats livrés dans la seconde.
«L’analyse de l’ADN, bien qu’on ait réalisé des progrès spectaculaires dans ce domaine, peut prendre plusieurs jours, précise Frédéric Schütz. Dans la série, ils ont un résultat quelques minutes seulement après le prélèvement.» Il en va de même pour tous les échantillons à exploiter – de la trace de pneu à l’empreinte digitale.
«A la télé, ils ont la science infuse»
Autre élément un brin agaçant pour les vrais spécialistes: il suffit à un Expert de télévision de lire deux ou trois éléments biographiques ou de voir un cadavre pour pouvoir en déduire que le malheureux a été victime d’un tueur en série ou qu’il avait les caractéristiques qui le destinaient à périr violemment.
«Dans la réalité, ce genre d’hypothèses ne se construit que très lentement: il faut bien plus d’éléments et de temps pour en élaborer qui tiennent la route. A la télé, ils ont la science infuse, l’explication leur vient en une fraction de seconde et c’est bien sûr toujours la bonne. La vraie police scientifique considère l’ensemble des hypothèses alternatives qui pourraient expliquer les faits.»
4 – Le suspect point tu ne trouveras
Forcément, les experts trouvent, du moins à la télé, toutes sortes d’indices, qu’ils analysent à toute allure et qu’ils ne tardent pas à utiliser pour identifier un suspect. Dans une vraie enquête, les indices peuvent effectivement être présents en nombre, sans être forcément visibles à l’œil nu, mais leur analyse prend toutefois plus de temps qu’à la télé. Tout se passe donc de façon plus ou moins comparable pour les deux premières étapes. C’est au moment de conclure que la fiction est largement plus optimiste.
En effet, il arrive très souvent, après un crime ou un délit, qu’un échantillon de sang, de salive ou un cheveu soit étudié pour en séquencer l’ADN. Mais pour savoir à qui appartient l’échantillon et mettre la main sur un suspect, encore faut-il pouvoir croiser le résultat avec une base de données complète.
Les auteurs de la série sont souvent confrontés à un problème scénaristique: comment faire progresser l’enquête et trouver le bon coupable sur la base des indices matériels? «L’un des subterfuges a été de créer différentes bases de données (d’empreintes digitales des étudiants d’un campus américain par exemple) qui n’existent pas dans la réalité et qui crachent sans délai l’identité du quidam tant recherché», confirme Frédéric Schütz. Dans une vraie enquête, il arrive souvent qu’une empreinte ne corresponde à aucun des suspects et ne se trouve dans aucune base de données…
5 – Tes limites tu connaîtras
Si les Experts de fiction identifient eux-mêmes le suspect, c’est évidemment parce que tous les indices les conduisent directement à une personne. Mais c’est aussi parce qu’ils mènent eux-mêmes l’enquête. Or les choses se passent en vérité de façon bien différente: c’est le juge d’instruction qui conduit les recherches, formule des hypothèses, demande des examens, et va jusqu’à poser des questions très précises sur les objets ou indices qu’il confie aux experts pour analyse.
De fait, parce qu’il a accès à tous les dossiers, les auditions de témoins, les rapports de police, «le juge d’instruction a une vision globale de la situation et il est clairement le mieux placé pour donner une direction aux recherches, poursuit le chercheur. Dans la série, il y a clairement une confusion des rôles, et pas seulement par rapport au juge d’instruction. Les Experts assument tous les métiers liés à la police ou à l’enquête, ils vont même jusqu’à interpeller des suspects…»
Toutes les réponses en 10 secondes!
Autre excès, la maîtrise complète dans tous les domaines des sciences forensiques (et au-delà): «Nous savons où chercher l’information, mais nous avons souvent besoin de poser la question à un spécialiste pointu, rectifie Frédéric Schütz. J’ai dû une fois analyser des tuyaux de servofrein d’un véhicule qui portaient des traces dont l’origine était indéterminée. Le juge voulait savoir si la façon dont ils étaient déchiquetés était l’œuvre d’une fouine. Honnêtement, je n’ai aucune compétence particulière quant aux morsures de fouine et des traces qui en résultent; j’ai donc été voir un connaisseur pour me renseigner. Dans la série, ils savent tous absolument tout, et ils ont toujours une réponse dans les 10 secondes. De vraies encyclopédies!»
«Moins performants qu’à la télé»
La série télé est incontestablement basée sur une réelle compétence en matière de sciences forensiques. Mise en scène oblige, elle obéit néanmoins plus souvent aux lois du téléfilm policier, avec courses poursuites, arrestations, enquêtes concluantes et suspects identifiés, qu’aux lois de la recherche scientifique – pour le plus grand plaisir des spectateurs d’ailleurs, qui, à moins d’être de fins chimistes ou des passionnés, finiraient par s’ennuyer sérieusement. Alors forcément, les Experts du petit écran savent tout faire et assument sans fléchir quatre ou cinq professions en un seul homme, que ce soit juge d’instruction, inspecteur de police ou médecin légiste. Et Frédéric Schütz de conclure modestement: «Je crains que nous ne soyons moins performants qu’à la télé…»
Sonia Arnal