LEGO, c’est plus qu’un jouet

La sortie du film LEGO Batman, le 8 février, vient rappeler à quel point les briques danoises ont envahi notre univers. Du jouet à l’atelier destiné aux managers, en passant par le jeu vidéo et les mini-figurines, retour sur une saga inouïe.

Il y a bien sûr les célèbres briques colorées avec lesquelles nous avons tous joué. Ensuite sont arrivés l’ambulance, le camion pompier ou le bateau pirate. Toujours plus sophistiqués, les LEGO ont ces dernières années investi les univers de films célèbres, Star Wars ou Harry Potter par exemple. Après quoi ils sont devenus personnages de jeux vidéo, œuvres d’art et finalement héros de film: LEGO Batman arrive dans les cinémas romands le 8 février. Mais qu’est-ce qui fait le succès de cette marque, qui a pourtant failli disparaître ?

LEGO, c’est bon pour les enfants
A l’origine, les LEGO sont des jouets… de bois ! C’est notamment l’incendie de son usine qui incite le charpentier Ole Kirk Christiansen, un Danois de Billund, à se lancer dans le plastique. Les premiers jouets produits dans ce matériau, en 1947, ne sont pas encore faits de briques encastrées – il faudra attendre encore une dizaine d’années. Mais dès les débuts, l’accent est mis sur les bénéfices pour le développement de l’enfant. Appréhender des concepts tels que la taille, le poids, la forme, l’espace, la perspective ne peut se faire que par la manipulation d’objets réels, comme le souligne le groupe dans sa communication. Les spécialistes du développement confirment : certaines facultés, comme la capacité à estimer une distance ou un poids, sont moins bonnes depuis que les tout-petits jouent sur des écrans. Utiliser ses mains en manipulant des objets en trois dimensions façonne des aires du cerveau particulières.

Ça marche évidemment tout aussi bien avec d’autres jouets ou des cailloux, des marrons et des bouts de bois, mais les couleurs attractives et la possibilité de se lancer dans des constructions complexes en agglomérant les briques explique le succès du fabricant danois auprès des enfants. Qui ont aussi de toute éternité été séduits par les produits comme l’ambulance ou le camion pompier, qui leur permettent de se projeter dans le monde des adultes et de s’exercer à y jouer un rôle – le marketing du groupe met d’ailleurs aussi l’accent sur le développement des compétences sociales, du langage et de l’imagination pour vanter ses gammes auprès des parents.

Autre point fort, la faculté du groupe à coller à l’actualité, celle en tout cas qui touche les enfants. Ce fut le cas avec la conquête spatiale, qui donna dans les années 70 naissance à des boîtes sur ce thème, ou, exemples plus récents, le développement sous licence de gammes telles que Harry Potter, Star Wars, ou Minecraft. Avec, désormais, des déclinaisons d’univers sur plusieurs supports : il existe un LEGO Batman, mais aussi un film (d’animation) dont le héros n’est pas Batman, mais le… LEGO Batman !

LEGO, c’est bon pour les adultes
La fascination pour les LEGO continue à l’âge adulte. Marc Atallah, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, est également directeur de la Maison d’Ailleurs, le musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaire sis à Yverdon-les-Bains. Fin 2014, il y a organisé une exposition, Alphabrick, qui présentait au public des œuvres d’art et des univers fictionnels faits de LEGO.

Marc Atallah
Maître d’enseignement et de recherche en Faculté des lettres.
Nicole Chuard © UNIL

«L’idée de base était de s’interroger sur la manière dont des univers de type Star Wars ou Le Seigneur des anneaux se construisent», explique-t-il. Dans le domaine de la fiction, il est en effet fréquent qu’un monde se décline et se développe sur plusieurs médias : romans, bandes dessinées, films, figurines et… pourquoi pas, en LEGO.

«Star Wars a un univers extrêmement étendu, précise Marc Atallah. Les célèbres films couvrent environ deux générations, soit quelque 70 ans, alors que l’on trouve 35 000 à 40 000 ans de récits déployés dans d’autres médias. Cet univers gigantesque a donc été construit par touches qui coexistent sur plusieurs supports. Les films ne sont qu’une petite partie de ce tout.» L’exposition posait la question de la construction de ces univers éclatés et de la façon dont l’amateur de ces fictions recrée mentalement ces mondes, les unifie et bouche les trous – puisque, forcément, tout n’est pas explicite et développé dans ces récits.

LEGO a commencé à s’approprier ces univers au début des années 2000, par le biais de franchises. Le fabricant met sur le marché des boîtes liées à aux aventures de Star Wars. Suivront notamment Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux. Et ça marche. Surtout chez les adultes : ils achètent souvent toute la gamme, parce qu’ils savent que sa durée de vie est limitée – en général elles sont vendues durant 12 mois puis disparaissent des étals. Avant de connaître une deuxième vie sur Internet.

Une boîte qui propose un vaisseau complexe, tel que, par exemple, le Falcon Millenium, si elle est toujours scellée quelques années après son retrait du marché, peut se revendre jusqu’à 5 ou 6000 francs. La dimension commerciale est donc indéniable, mais ce n’est pas la seule qui rend compte de cet engouement pour les LEGO rattachés à un monde fictionnel.

Il y a d’abord l’explication plutôt freudienne, qui consiste à dire que c’est une attitude régressive, une façon de rester ancré ou de se réfugier dans un stade de développement antérieur. Ou alors que ce goût du jouet d’enfant serait le propre d’une génération d’adulescents qui a de la peine à grandir et ne veut pas abandonner les objets de son enfance. Marc Atallah privilégie une autre piste : «Je trouve plus intéressante la thèse que développe Umberto Eco dans De Superman au surhomme. Il y décrit le besoin qu’a l’homme de vivre dans un monde de fiction qu’il apprécie, de prolonger sa lecture en recréant cet univers, avec ses héros, ses règles, dans son quotidien. Construire et collectionner les LEGO tirés des univers de Tolkien, de Star Wars ou de Harry Potter serait un moyen de se replonger dans ces fictions pour les reprendre à son compte et les continuer.»

Cet intérêt pour les univers ainsi reliés au réel n’est pas que de l’ordre du jeu : se plonger dans une fiction, la prolonger, c’est aussi une façon d’analyser le monde qui nous entoure, de le comprendre et de modeler notre vie. Et Marc Atallah de conclure : «J’enseigne les théories de la fiction, et j’aime bien me focaliser sur un aspect, un détail, et l’exploiter pour monter autour de lui une exposition qui le rende plus concret et permette de lancer le débat».

LEGO, c’est bon pour le business
En 2004, LEGO essuie des pertes énormes : 250 millions de francs, avec des ventes en baisse de 25%. L’année 2003 avait déjà été calamiteuse. Que se passe-t-il ? Anette Mikes, professeur au Département de comptabilité de la Faculté des Hautes Etudes Commerciales, explique la dégringolade économique d’une entreprise qui jusque-là se portait bien par un excès de confiance : «LEGO a été victime de son succès, explique-t-elle. Comme elle marchait bien, la marque a diversifié ses activités, mais très au-delà du raisonnable, en lançant par exemple des vêtements pour enfants, des parcs de divertissement à thème, des livres, etc.».

Ce qui a d’une part exigé des investissements massifs, notamment pour les très dispendieux parcs, mais aussi une diminution des marges : le stylisme ou la littérature pour enfants n’étant pas la spécialité du groupe, les activités économiques nées de cette diversification ont été mal gérées.

Anette Mikes
Professeure à la Faculté des HEC.
Nicole Chuard © UNIL

Un CEO plus tard, décision est prise de se recentrer sur le core business. «Pour rappeler cette nécessité, Jørgen Vig Knudstorp s’est promené durant des mois avec le camion pompier des années 70 sur lui – il le ressortait à chaque séance», raconte Anette Mikes. LEGO vend donc à d’autres ses activités annexes – elles sont exploitées sous licence – et se concentre sur les briques. Avec un souci de rationalisation poussé à l’extrême : pour le nouveau patron, 80% des pièces fabriquées doivent être communes à toutes les boîtes. Les produits uniques, la chevelure du Chewbacca de Star Wars, par exemple, doivent s’adapter à cette contrainte – quand le personnage velu a été introduit, une autre pièce unique a été retirée des étals, pour lui céder la place. Avec cette politique très drastique, les coûts de production sont très bas et la marge sur des produits qui ne sont somme toute que de plastique est énorme.

L’autre aspect très travaillé par la nouvelle direction fut la relation avec les détaillants. «Le CEO s’est demandé qui était le client de LEGO, relate Anette Mikes. La réponse classique, c’est «les enfants», ou éventuellement «les parents» si l’on se souvient que ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse. Sa réponse à lui a été «les magasins qui nous dédient leurs étagères et présentoirs». Car sans visibilité chez les détaillants, pas de ventes. L’effort fut donc porté sur les géants de la vente de jouets, comme Toys “R” Us ou Walmart pour les USA. L’idée ? Faire tourner les inventaires beaucoup plus vite que la concurrence, en présentant plus de nouveaux produits, sans pour autant noyer les magasins sous les stocks. Un vrai challenge en termes de logistique, que les spécialistes de LEGO ont néanmoins réussi à relever.

Pour donner un exemple du souci du détail : les constructions géantes qui accueillent les visiteurs dans les rayons en période de Noël ne sont pas élaborées par les employés des magasins, mais mises à disposition par LEGO. «Evidemment, un inventaire renouvelé plus souvent, en moyenne six fois par année pour LEGO contre quatre pour ses concurrents, c’est plus de ventes pour les supermarchés, précise Anette Mikes. Du coup, cela donne un avantage au Danois, qui peut négocier des marges plus élevées que la norme admise dans cette industrie : en général les fabricants offrent aux détaillants une marge de 60%, mais LEGO n’accorde que 33%.»

Si l’on ajoute à cela quelques idées brillantes, comme les franchises de séries telles que Harry Potter, Avengers ou Ghostbusters, qui ont pour mérite entre autres de faire porter les frais de marketing à Hollywood plutôt qu’au fabricant de jouets, on arrive à des résultats financiers que la professeure qualifie de «stupéfiants – en général une profitabilité de 20 à 30% est déjà bien dans cette industrie, mais là on frôle les 80%. C’est simplement inouï».

LEGO, c’est bon pour les managers
Si jouer aux LEGO est bon pour le développement de l’enfant, c’est bon aussi pour stimuler la créativité des adultes, notamment des managers. La marque a ainsi développé une gamme, les «LEGO Serious Play», destinée aux entreprises. Les sessions sont en principe menées par un facilitateur spécialement formé et sont supposées durer de 3 à 5 heures, avec idéalement une douzaine de participants.

Le contenu des boîtes distribuées aux employés est fonction de la finalité du workshop : créativité, storytelling, stratégie et développement – chaque participant pouvant puiser dans un kit les éléments dont il a besoin pour concrétiser une idée. Le concept est né… à Lausanne. C’est à l’IMD en effet que deux professeurs et le CEO de LEGO l’ont créé en réfléchissant à de nouveaux outils pour stimuler la réflexion et la créativité quant à la stratégie des entreprises. Avec en arrière-fond le même constat que pour les enfants : matérialiser en 3D son idée aide à mieux la concevoir, à la préciser et à la communiquer.

Et ça marche ? Connu (et récompensé) notamment pour ses deux best-sellers Business Model Generation et Value Proposition Design, Yves Pigneur est professeur à la Faculté des Hautes Etudes Commerciales. «Je n’ai jamais animé de LEGO Serious Play, mais j’ai assisté à plusieurs séances en Suisse et au Japon. Il me semble qu’il y a trop d’éléments et qu’ils sont trop complexes. On se perd un peu dans les détails de la construction, et du coup on y perd en efficacité. Je pense qu’il est plus simple et plus productif de s’en tenir à quelques éléments plus basiques, des feuilles, des ciseaux, des boîtes en carton, pour vraiment favoriser la réflexion, se contenter de schématiser un concept en 3D sans se fourvoyer dans la dimension «construction».
Car, pour lui, «s’aider de ses mains est incontestablement un moyen efficace de réfléchir et de créer – devoir construire son idée en 3D permet de mieux l’élaborer, de l’affiner, et aux autres participants de la comprendre, de la critiquer, de participer à son amélioration».

Laisser un commentaire