Le « Notre-Père » ne nous soumet plus à la tentation

Le sermon sur la montagne. Huile sur toile du nabi Maurice Denis (1870-1943). La prière du «?Notre Père?», commune à tous les chrétiens, se trouve dans l’Evangile de Matthieu, 6?:?9-13. © akg-images / André Held
Le sermon sur la montagne. Huile sur toile du nabi Maurice Denis (1870-1943). La prière du «Notre Père», commune à tous les chrétiens, se trouve dans l’Evangile de Matthieu, 6:9-13. © akg-images / André Held

La nouvelle traduction française catholique de la Bible liturgique, publiée en novembre dernier, suscite nombre d’interrogations. Notamment face aux changements apportés à la plus célèbre des prières qui visent à montrer qu’il n’y a pas, en haut des cieux, un Dieu sadique, voire pervers qui prendrait plaisir à tester ses fidèles.

Evidemment, on n’ira pas jusqu’à dire que la Bible n’est plus ce qu’elle était. Mais tout de même: cela fait un drôle d’effet d’apprendre que la fameuse prière du Notre Père, oraison commune à tous les chrétiens (catholiques, protestants ou orthodoxes), est aujourd’hui modifiée! Entre autres révisions, la nouvelle traduction française catholique de la Bible liturgique, publiée en novembre dernier, a opté pour une reformulation de la sixième demande, à savoir la supplique «Ne nous soumets pas à la tentation» qui devient alors «Ne nous laisse pas entrer en tentation».

Changement infime, diront les non-croyants, qui n’y verront pas de différence spectaculaire. Nuance radicale, répondront les plus pratiquants, car cette phrase du Pater Noster faisait débat dans la communauté chrétienne depuis son acceptation au lendemain du Concile Vatican II, dans les années 1965-1966.

Un besoin de clarification

Mais quelles étaient donc alors les raisons de la contention? Selon les protestataires à cette désormais ancienne version, à savoir «Ne nous soumets pas à la tentation», cette formulation laissait à entendre que Dieu serait celui qui soumet à la tentation. D’où le risque de répandre auprès des croyants l’image d’un Dieu sadique, voire pervers, qui prendrait plaisir à tester ses fidèles.

Il n’en est rien, évidemment, mais l’ambiguïté du langage restait persistante – et obsessionnellement dérangeante pour certains. Avec sa phrase «Ne nous laisse pas entrer en tentation», la nouvelle traduction souhaite effacer toute équivoque. Si la formule ne dit toujours pas qui du fidèle ou du Diable est responsable du malheur, Dieu est aujourd’hui entièrement mis hors de toute potentielle accusation. Faut-il dès lors s’en réjouir?

Pour le professeur honoraire de l’UNIL Daniel Marguerat, spécialiste du Nouveau Testament, l’enthousiasme est peu de mise. Pour lui, cette nouvelle traduction du Notre Père est «au mieux inutile, au pire édulcorée». Il s’en explique: «Tout d’abord, l’ensemble du texte biblique suffit à éliminer d’office cette idée saugrenue que Dieu s’amuserait à tester notre résistance en nous exposant volontairement au Mal.»

A ce titre, le passage de l’Epître de Jacques est plus que clair: «Dieu ne peut être tenté par le Mal, et il ne tente lui-même personne.» Quant à l’adoucissement du texte, le théologien ne peut que s’en chagriner. «Il y a une notion de force dans la traduction à laquelle nous sommes habitués, qui est transmise par un verbe actif: “Ne nous conduis pas”. La version proposée affaiblit le sens de cette phrase, qui commence par affirmer que Dieu est actif et qu’il nous conduit. En priant ainsi, on confesse que c’est lui qui guide nos pas, que notre vie n’est pas abandonnée à un destin aveugle et qu’on tient à cet espoir. J’aime cette idée que ma vie est confiée à un maître qui la protège – et que, justement, il ne la laissera pas sombrer dans la tentation. C’est comme lorsqu’on dit à l’être que l’on aime: “Tu ne me laisseras jamais tomber”. Il faut le répéter comme un espoir et un serment mutuel. Même si ma vie traverse la souffrance, et la foi n’est pas une assurance contre la douleur, je prie pour que Dieu ne m’abandonne pas au non-sens.»

ClaireClivaz

L’impossible simplification

Claire Clivaz, professeure assistante à l’UNIL et également spécialiste du Nouveau Testament, rejoint passablement cette idée d’une clarification un brin exagérée et surtout stérile. «Ce que j’entends dans cette nouvelle traduction, c’est avant tout cette volonté de préciser que ce n’est pas Dieu qui tente dans cette problématique bien complexe du Mal en théologie: est-ce que Dieu est actif dans ce qu’il nous laisse nous exposer au Mal, ou est-ce que le Mal est quelque chose qui arrive malgré lui? C’est la question fondamentale, mais on sait bien que ce n’est pas si simple d’y répondre.»

Et d’enchaîner sur l’idée d’une fausse illusion: «Je ne pense pas que l’on puisse enlever l’ambiguïté de cette interrogation douloureuse en voulant clarifier à fond une traduction. On peut traduire comme on veut, cela ne va pas enlever la question de l’ambiguïté du Mal dans la réalité.?»

La théologienne en veut pour preuve toute la palette du rapport au Mal contenue dans la Bible même. «Plusieurs modèles coexistent dans la Bible. Au début du Livre de Job, on a un face-à-face entre la figure de Dieu et celle du Diable, avec une représentation plutôt dualiste. Au centre des récits de la Passion se trouve un homme qui meurt en croix. Il est dit qu’il a été élu par Dieu son père, qu’il est aimé, et pourtant il meurt en croix. Et là, on peut prendre la question dans le sens que l’on veut, on est confronté à une question du Mal plus que complexe. Bien sûr, Dieu ne tue pas son fils, mais n’empêche que “ça” arrive, que la crucifixion se produit. Elle n’est pas stoppée. Elle n’est pas empêchée.»

Fort pertinemment, Claire Clivaz tient à ramener cette interrogation dans le concret, ici et maintenant: «C’est un peu pareil pour tout ce qui nous arrive, collectivement ou individuellement. Quand bien même on tente de réunir ses forces pour aller dans la direction d’un Dieu d’amour, le Mal arrive. “Ça arrive.” “Ça m’arrive”. Et cela advient malgré l’image positive du Dieu que je souhaiterais défendre. Donc vraiment, ce n’est pas en modifiant une traduction qu’on réglera cette épineuse question…»

Plus personnellement, la théologienne confie qu’elle appréciait la formulation d’avant «Je l’ai toujours entendue de manière très française, soit “ne nous soumets pas”, c’est littéralement “ne nous mets pas dessous”, donc “ne me laisse pas écraser par”. J’ai toujours compris cette demande comme “ne laisse pas le Mal gagner sur nous, permets-moi de rester debout même attaquée par le Mal”. Pour moi, c’est ainsi que je résumerais ce que la foi chrétienne propose en son centre: permettre de vivre debout.»

Les vertus de l’ambiguïté

Il convient dès à présent de préciser ce terme de «tentation». Car si un terme dans cette même supplique du Notre Père aurait tout autant mérité, si ce n’est plus, une nouvelle formulation, c’est bien lui. En effet, le mot «tentation» est aujourd’hui largement entendu comme l’appel du désir et du péché en général. Or ce n’est pas tant de ça qu’il s’agit, comme nous le fait remarquer Daniel Marguerat: «La tentation signifie plutôt l’épreuve, le chaos dans lequel on peut être amené à évoluer. La tentation, c’est l’instant de malheur intense, de non-sens, où tout devient chaotique et ne subsiste plus aucun repère.» Et en toute corrélation logique, c’est bien dans ces moments-là qu’il est le plus difficile de rester digne et fidèle à sa profession de foi…

Faudrait-il alors se désespérer de n’avoir pas encore réussi la traduction parfaite? Au contraire, répondent nos spécialistes, qui rejettent tous deux l’idée qu’il faudrait arriver, dans l’idéal, à une traduction sans faille, c’est-à-dire sans plus aucune formulation équivoque. «C’est lorsque le texte est âpre, rugueux, qu’il étonne ou surprend, que le lecteur devient réellement actif», avance Daniel Marguerat. «Il marquera alors une pause dans sa lecture et prendra le temps de mieux réfléchir à ce qui est dit fondamentalement derrière les seuls mots employés.»

Quant à Claire Clivaz, «ces changements de traduction nous ramènent toujours à une question fondamentale, qui est de savoir quel rapport nous souhaitons entretenir avec la spiritualité: un rapport simple et balisé, ou est-ce que cela nous convient que cela soit plus complexe?»

Pour la professeure assistante, il est clair que la réponse est dans les Ecritures. «La Bible n’a pas gardé un seul Evangile, mais bien quatre, c’est-à-dire que la voix unique n’était pas souhaitable. Cette pluralité des langues, des mots et des sens, est peut-être là pour nous rappeler justement que la quête de Dieu se vit dans la complexité, la patience, petit bout par petit bout, entre moments de contrariété et fulgurances heureuses. C’est une via ferrata, pas une autoroute! Et personnellement j’aime que cela soit ainsi, car la vie est elle aussi complexe.»

Daniel Marguerat. Professeur honoraire, spécialiste du Nouveau Testament. Nicole Chuard © UNIL
Daniel Marguerat. Professeur honoraire, spécialiste du Nouveau Testament. Nicole Chuard © UNIL

Beaucoup de bruit…?

Pour Claire Clivaz, «on a cependant été un peu vite en besogne avec cette histoire». En effet, comme elle le précise, cette nouvelle traduction en français de la Bible liturgique n’est pas encore la nouvelle traduction du Missel romain, attendu pour 2016 seulement. «C’est ce texte-là qui définira la version du Notre Père lu au moment de la liturgie eucharistique», souligne-t-elle. «Or nous parlons aujourd’hui de la traduction de la Bible et du passage du “Sermon de la montagne” dans l’Evangile de Matthieu, qui ne sera lu réellement en messe que peu de fois sur une année.»

Pour la théologienne, il y a véritablement eu ici un effet de «buzz» médiatique. En effet, la nouvelle a été largement relayée par les médias. Sûr que cette nouvelle traduction de la Bible liturgique n’aurait eu que peu d’échos si elle n’avait touché au sacro-saint Notre Père. «Cette prière est essentielle pour les chrétiens», explique Daniel Marguerat, «notamment car elle est leur seul point de ralliement, toutes confessions confondues.»

Par ailleurs, nous précise-t-il, cette prière a été donnée par Jésus lui-même à ses disciples qui lui demandaient de leur enseigner comment prier. Elle est aussi un symbole de la chrétienté au-delà même de toute religiosité.

«Dans les cérémonies comme les mariages ou les funérailles, où l’auditoire est très hétéroclite, cette prière est encore largement connue et entonnée en chœur», témoigne Claire Clivaz. Sa nouvelle traduction ne pouvait donc qu’ébranler dans les chaumières, pratiquantes ou non, d’ailleurs. On ne touche pas ainsi aux héritages culturels, fussent-ils ordinairement négligés…

Initiative catho-catholique

Autre raison de la médiatisation de ce changement hautement religieux: son annonce faite unilatéralement par l’Eglise catholique de France. Si les protestants et orthodoxes français ont bien été consultés en amont, il n’y a pas eu de vrai débat romand sur la question, notamment au sein de la Conférence des Eglises romandes. La francophonie protestante se résumerait-elle à la France? «La nouvelle traduction du Notre Père après Vatican II avait été annoncée dans un communiqué commun avec les orthodoxes et les réformés. Ici, l’Eglise catholique est partie en avant-première», relate Claire Clivaz. «Je regrette le processus d’aujourd’hui. Une annonce commune des églises ou une des églises qui parle en premier, ça ne fait pas le même effet…» Mais la théologienne en revient encore à la distinction d’avec le Missel romain, qui paraîtra en 2016, et espère qu’il est peut-être encore temps pour une réflexion commune… La difficulté première résidant toutefois dans le fait que les églises protestante et orthodoxe n’existent pas structurellement au niveau francophone… Les autres langues ne sont par ailleurs pas visées pour l’instant par une nouvelle traduction.

Quid de la prière?

Si le Notre Père est essentiel à toute la communauté chrétienne, qu’il rassemble avec force, a-t-il toujours le même poids que par le passé? Pour Daniel Marguerat, cette prière n’a pas perdu une once de sa pertinence, et il est bon parfois de la réinterroger au lieu de la réciter passivement. Cependant, le théologien ne peut qu’admettre qu’aujourd’hui on assiste à une vraie démocratisation de la prière.

«?Dans les célébrations religieuses, il y a peu encore, il ne serait jamais venu à l’idée de personne que quelqu’un d’autre que le prêtre ou le pasteur puisse énoncer une prière. Ce qui se fait aujourd’hui de plus en plus, notamment lors de réunions de prières ou autres rencontres.» Et de souligner qu’aujourd’hui, les croyants délaissent volontiers le «prêt-à-porter» de la prière pour un appel à Dieu plus spontané et propre à chacun. «L’intention étant alors toujours préférable à la correction dogmatique.»

De son côté, Claire Clivaz tient à défendre aussi la prière récitée. «Ces deux modes répondent à des besoins différents. Je crois que la relation à Dieu a aussi besoin d’être vécue dans un cadre communautaire. Et là, on a besoin d’avoir des mots en commun.» Selon elle, on aurait tort également de ne valoriser que les prières personnelles aux dépens des prières communautaires: «On a toujours l’idée qu’une prière spontanée est en connexion particulièrement directe avec Dieu. Mais peut-être existe-t-il aussi une spiritualité qui demande de l’effort, un apprentissage, voire des rites et des rythmes, comme dans les monastères? Chacun choisit selon sa personnalité et ses besoins comment il veut construire sa spiritualité dans la prière.»

Et la théologienne de conclure sur un aspect étonnant lié à la représentation de la prière. «Aujourd’hui, lorsqu’en église on se met à prier, les gens se recourbent et se recroquevillent sur eux. Alors que dans les peintures des catacombes, au début du christianisme, celui qui priait le faisait les bras ouverts vers le ciel. Je me demande bien à quel moment dans l’histoire de la prière on s’est ratatiné. Beaucoup de choses passent déjà par là: il y a une attitude, une gestuelle de la prière, et ce avant même les mots.»

C’est ce que Daniel Marguerat appelait aussi l’intention derrière les paroles prononcées, qui se révéleront toujours bien imparfaites.

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