La ville n’est plus tout à fait ce qu’elle était, la campagne non plus… et la Suisse s’y perd

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Après la barrière de rösti, c’est le fossé ville-campagne qui est devenu la nouvelle explication à la mode pour justifier les divergences des Helvètes, les dimanches de votations, quand Bâle et Zurich votent comme les Romands. Qu’en est-il réellement? Les réponses d’une spécialiste de l’UNIL.

Le rideau de rösti n’a plus la cote. Il fut un temps où il suffisait de l’invoquer pour que les votations fédérales prennent tout leur sens. Quel que soit leur thème. Aujourd’hui, cette frontière légendaire, à la fois linguistique, géographique et psychologique, ne suffit plus à tout expliquer au bon royaume confédéral. La mondialisation a peut-être passé par là. Le fait est que la partition ville-campagne a pris la relève. Peu importe qu’on ne sache pas exactement où finit l’une et où commence l’autre, la clef de l’interprétation des votes du peuple souverain est là. A y regarder de plus près, ce clivage pose davantage de questions qu’il n’apporte de réponses précises.

Quelques points de repère pour y voir plus clair, avec Joëlle Salomon Cavin qui est maître assistante en politiques territoriales à l’Université de Lausanne et chercheuse associée au CNRS. Elle avait publié « La Ville mal-aimée » en 2005 aux Presses polytechniques et universitaires romandes. Toujours aux mêmes éditions, l’année dernière, elle a dirigé, avec Bernard Marchand, la publication d’un ouvrage collectif original et décapant, « Anti-urbain – Origines et conséquences de l’urbaphobie ».

Chapitre 1: Les villes progressent-elles d’un mètre carré par seconde?

Il y a des formules qui font mouche. La Suisse s’urbanise, paraît-il, au rythme dévastateur de 1 m2 par seconde. Pratiquement tous les défenseurs patentés du paysage et du territoire helvétique ont fait leurs choux gras de ce slogan choc. Pour Joëlle Salomon Cavin, inutile d’aller plus loin, si on n’a pas d’abord démêlé soigneusement le vrai du faux dans ce constat.

«Allez savoir!»: Ce chiffre de 1 m2 qui cerne l’urbanisation galopante de la Suisse, il n’est pas tombé du ciel…

Joëlle Salomon Cavin: Il découle des résultats publiés par l’Office fédéral de la statistique sur la progression de « la surface d’habitat et d’infrastructures » en douze ans. Je vous épargne les calculs exacts, mais ce qu’il faut savoir, c’est que cette catégorie de surfaces recouvre des utilisations du sol pour le moins disparates: aussi bien les surfaces de transports, les industries ou les bâtiments (on pouvait s’y attendre!) que les parcs publics, les campings ou les terrains de sport, par exemple, classifiés comme «espaces verts et lieux de détente », ou encore les terrains « attenants aux maisons individuelles ». Au total, beaucoup de vide et beaucoup de vert!

Vous dénoncez une simplification abusive du constat de l’Office fédéral de la statistique?

Davantage que ça! Utilisé comme il l’est, cet indicateur est mensonger. C’est une « boîte noire » qui transmet une image déformée de la réalité. En définitive, elle entretient une représentation négative de la ville au sens large, sur laquelle il est trop facile de surfer. Il ne s’agit pas de minimiser les problèmes posés par l’étalement urbain, mais une augmentation des surfaces bâties de 1 m2 par seconde, bien placée dans un centre, à proximité directe de transports publics desservis convenablement, avec une offre de logements supplémentaire, n’est-ce pas une bonne nouvelle, par les temps qui courent?

Dans ces conditions, quelle est la réalité cachée?

Il est facile d’alerter l’opinion sur les ravages du bétonnage urbain. Il est beaucoup plus délicat d’expliquer que le fond du problème, c’est le mitage du territoire par les maisons individuelles, longtemps considérées comme l’expression du bonheur suisse, qui sont les principales responsables de l’avancée de l’urbanisation (110’000 villas individuelles bâties en Suisse depuis 2001. Le paradoxe, c’est que si les villes s’étalent, c’est par désir de campagne. Où la recherche d’une certaine proximité avec la nature, aboutit à la destruction de cette nature.

Chapitre 2: Comment la ville est devenue une mal-aimée

L’opposition entre les villes et les campagnes ne date pas d’aujourd’hui. Joëlle Salomon Cavin soutient qu’elle est même l’une des composantes majeures du modèle fédéraliste helvétique.

S’il fallait ne retenir qu’une seule date clef?

La Constitution fédérale de 1848! A l’époque, on sort d’une révolte des campagnes contre les grandes villes comme Zurich, Bâle ou Genève qui tirent leurs revenus des campagnes conquises par la force ou par l’argent. Et le nouveau texte constitutionnel est imprégné d’un très net renversement des rapports de force. Le suffrage universel donne l’avantage à des campagnes plus peuplées. Et l’instauration d’un système bicaméral limite durablement le poids des villes par la création d’une Chambre des cantons.

Et il y a aussi la représentation que la Suisse donne d’elle-même où les villes n’ont que peu de place…

En parallèle avec la dimension politique ancrée dans la Constitution, c’est l’émergence culturelle du grand mythe alpin qui se construit en opposition avec le développement urbain. Les écrivains voyageurs qui décrivent les sommets immaculés… L’opposition explicite entre les villes stérilisantes et le sol nourricier… Le Village suisse de l’Exposition nationale de 1896, avec son décor alpestre, est l’affirmation parfaite de cette identité nationale. Plus tard, les deux guerres mondiales vont encore forcer le trait: sans exagérer, les villes deviennent des ennemis intérieurs qui confisquent du terrain qui aurait été utile pour nourrir les populations.

Et la Suisse est un cas isolé?

Non, c’est un phénomène qui dépasse clairement les frontières nationales, mais il est ancré localement. Partout en Europe, les grands mythes nationaux s’appuient sur le monde rural, tout en dévalorisant le mode de vie urbain. D’un côté une stabilité rassurante et une communauté qui se perpétue avec ses valeurs traditionnelles, et de l’autre un lieu de changement, d’émancipation et de modernité inquiétante. Pour la Suisse, cet antagonisme prend un poids particulier, du fait de sa position géographique de gardienne du patrimoine alpin. Mais il faut se souvenir aussi de l’image des grandes villes industrielles anglaises, au milieu du XIXe siècle, repoussoirs reconnus de l’alliance de l’urbanisme avec le capitalisme industriel.

Chapitre 3: C’est nouveau, les villes s’affirment

Le contexte politique et culturel antiurbain s’est inévitablement traduit dans les textes officiels. Entre autres, ceux concernant l’aménagement du territoire! Du déni pur et simple des villes, on est pourtant passé à une forme de reconnaissance progressive, c’est en tout cas le constat de Joëlle Salomon Cavin.

Comment se marque la prise en compte explicite des villes dans la réflexion sur l’aménagement du territoire?

On revient de très loin! Dans la première loi sur l’aménagement du territoire votée en 1979, il n’est tout simplement pas fait mention du mot « ville »… Et là, on ne remonte pas à la préhistoire, c’était il y a une trentaine d’années! En fait, c’était le reflet fidèle d’une politique fédérale qui voit dans la ville un mal dont il faut limiter les débordements. Il ne s’agit pas d’aménager la ville, il faut la circonscrire, autant que possible.

Et les premiers signes de « détente »?

Ils sont très récents, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Les premières recherches systématiques datent des années quatre-vingt, par exemple grâce au lancement du programme national de recherche « Villes et transports ». En 1999, c’est l’inscription, hautement symbolique, des termes de ville et d’agglomération dans la nouvelle Constitution. Puis, une légère accélération, suite à une intervention historique du conseiller fédéral Moritz Leuenberger, avec le lancement de la politique des agglomérations par la Confédération. Et enfin, la conception résolument urbaine d’Expo.02, proposant non plus la vision patinée par l’usage du village suisse, mais une sorte de « ville-territoire » avec ses sites répartis sur le Plateau.

Cela dit, les critiques à l’égard des villes n’ont pas cessé, loin de là…

C’est évident, la ville est critiquable. Mais il faut faire la part des choses. Nous sortons à peine d’une période où la ville était un problème en soi, ce qu’on pourrait appeler une urbaphobie dominante, paradoxalement peu étudiée, un sentiment collectif qui avait des racines politiques et culturelles profondes.

L’opposition ville-campagne serait-elle en train de s’éteindre au moment même où elle est reconnue comme un facteur important dans la formation de l’opinion?

La Suisse vit une période charnière dans sa relation avec la ville qui est beaucoup plus complexe que la simple addition des mètres carrés perdus ou gagnés sur la « nature », pour reprendre la formule qui alimentera encore longtemps la polémique.

On ne peut pas nier que sur le plan politique, une certaine reconnaissance de la dimension urbaine fait son chemin, même si, à l’échelle de la région, on est encore loin du compte. Et corollaire, les villes n’hésitent plus à s’affirmer et à s’assumer comme telles, l’exemple de Zurich est probant à cet égard.

La population, elle, reste encore très imprégnée du rêve du logement à la campagne, les enquêtes le prouvent. Mais le pouvoir d’attraction de la vie en ville redevient progressivement palpable, à condition que la qualité et des logements abordables… soient au rendez-vous. Dans cette perspective, le développement urbain durable aura son rôle à jouer.

Au total, il faut donc faire la part de l’imaginaire, qui conserve pour le moment toute son importance à l’opposition classique ville-campagne. Le ré-enchantement de la ville ne correspond pas à un quelconque désenchantement de la nature.

Propos recueillis par
Laurent Bonnard

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