Hollywood fait peur avec des films catastrophe, pendant que l’Europe nous effraie avec des documentaires écolos

Felix Imhof © UNIL

Interview de Laurent Guido est un spécialiste de la peur dans les films américains. Il enseigne à l’UNIL, dans la Section d’histoire et esthétique du cinéma de la Faculté des lettres.

Quatre films évoquant la fin du monde, chacun à leur manière, sortent cet automne. Les Etats-Unis proposent deux fictions, «Clones» de Jonathan Mostow et «2012» de Roland Emmerich. La France sort deux nouveaux documentaires écologiques, «Le syndrome du Titanic» de Nicolas Hulot, et «Océans» de Jacques Perrin, qui font écho à «Home», de Yann Arthus-Bertrand. L’analyse de Laurent Guido, un spécialiste de la peur dans les films américains qui enseigne à l’UNIL.

Dans les semaines qui viennent, pas moins de quatre films évoqueront, sous une forme ou une autre, le thème de la fin du monde. Le film catastrophe est-il en augmentation de nos jours?

Pas vraiment. Cela fait une quarantaine d’années que ce genre fait florès dans la production hollywoodienne, reflétant une vision pessimiste et technophobe. Celle-ci a toujours accompagné l’évolution des découvertes scientifiques, et surtout les transformations concrètes qu’elles ont entraînées dans la vie quotidienne. Par exemple, cette anxiété imprègne déjà l’oeuvre du romancier de science-fiction H. G. Wells (1866-1946). Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, pourtant, le cinéma porte généralement un regard plutôt positif sur la machine, présentée comme utile pour l’homme. Mais l’expérience traumatisante du conflit engage une perception moins enthousiaste des innovations techniques et industrielles. Cette méfiance se traduit surtout, dans l’après-guerre, par des productions paranoïaques qui exploitent l’angoisse vis-à-vis des armes nucléaires. Elle explique aussi ces vagues régulières de films catastrophe, plus particulièrement dans les années 1970 et au tournant du millénaire.

Les lancements du film «2012», qui sort le 11 novembre, montrent les cimes de l’Himalaya submergées par une vague immense qui emporte tout…

Oui, cette accroche sensationnaliste est une marque de fabrique du cinéaste Roland Emmerich, auteur d’«Independence Day» (1996), où il a mis en scène notre planète attaquée par des extraterrestres, de «Godzilla» (1998), une fable antinucléaire, et du «Jour d’après» (2004) sur une glaciation induite par des dérèglements climatiques. Mais, selon moi, les représentations de ces films catastrophe en disent moins sur l’angoisse elle-même, quelle qu’elle soit, que sur les rapports sociaux.

Expliquez…

Le film catastrophe pose souvent la même question: comment les élites réagissent-elles face au danger? L’imaginaire américain est traversé par une tradition populiste, qui stigmatise sans relâche les dérives autoritaires, centralisatrices ou toute autre forme d’excès dans la confiscation des pouvoirs, tant dans l’économie que dans la politique. Voyez ces personnages récurrents de capitalistes véreux méprisant les petits propriétaires durs au labeur, de politiciens comploteurs confondant leur propre ambition avec le bien public, etc. Du western au film catastrophe, toute l’histoire du cinéma américain est hantée par ces figures paranoïaques.

Ces films offrent aussi, souvent, une place de choix au président des Etats-Unis…

Cette figure se révèle souvent centrale, dans la mesure où elle est dépositaire des valeurs héritées des pères fondateurs. Plusieurs films catastrophe contemporains traduisent ainsi la mise à l’épreuve d’un pouvoir trop souvent perçu comme coupé de sa base, entouré qu’il est des «technocrates de Washington ». Ces récits visent essentiellement à rassurer sur la pérennité des institutions en place. Ils réaffirment en général la capacité des citoyens les plus clairvoyants et désintéressés à reprendre en main l’exercice du pouvoir et à le refonder sur des bases assainies. Cette question se pose désormais à une échelle internationale. Prenez le teaser du prochain film «2012». Il demande explicitement: «Comment feraient les gouvernements de la planète pour préparer 6 milliards d’individus à la fin du monde?

En faisant peur au spectateur, l’objectif est-il aussi pédagogique? S’agit-il de le conditionner pour qu’il change son comportement?

L’intention réelle d’un film est difficile à déterminer, de même que son impact. Il est par contre évident que ces blockbusters, destinés à un vaste public, reflètent la vocation universelle des valeurs américaines. Le contexte actuel y est particulièrement favorable, puisque la présidence américaine apparaît à nouveau complètement en phase avec l’industrie hollywoodienne. Dans plusieurs films catastrophe tournés lors du mandat de Bill Clinton, il se trouvait toujours un moment où le discours à la nation du président dépassait progressivement les frontières nationales pour s’adresser au monde entier. Comme dans certains films de Frank Capra, d’ailleurs, réalisés à l’époque de Roosevelt. On verra comment «2012» se situera par rapport à cette tradition.

Tout de même: cette débauche de moyens, tous ces effets spéciaux, ne visent-ils pas à conscientiser l’opinion?

En fait, ces moyens faramineux sont mis au service d’un genre qui, comme le mélodrame à grand spectacle du XIXe siècle, recourt au sensationnalisme pour reconduire les grands idéaux moraux de son temps. Les films catastrophe n’échappent pas à cette règle. Ils cherchent bien, pour la plupart, à réinstaller in fine certains fondements idéologiques, par le biais de l’exploitation à outrance du frisson et de l’épouvante.

Dans «Clones» (qui sort le 28 octobre 2009), un flic joué par Bruce Willis enquête dans un monde d’hybrides mi-homme mimachine, répliques parfaites des êtres humains originaux…

Ce film, comme la plupart des oeuvres de science-fiction, pose la question de l’usage des technologies: que se passet- il lorsque l’homme ne maîtrise plus la machine, ou que l’être hybride qu’il a créé ne lui obéit plus? Bien souvent, dans le cinéma américain, c’est la condamnation des excès qui l’emporte. Ainsi le dernier «Terminator» se conclut-il sur la liquidation de l’aberration constituée par une créature mi-humaine, mi-mécanique: dernier avatar en date de la tradition technophobe qui domine depuis la fin des années 1960 («La Planète des Singes» et «2001: l’Odyssée de l’Espace», tous deux sortis en 1968). Du point de vue américain, on convoque ici le mythe pastoral où le propriétaire fermier doit maîtriser la nature sauvage tout en vivant en parfaite harmonie avec elle. Nul doute que dans «Clones», le mésusage technologique sera condamné, et l’innovation scientifique tolérée dans un cadre strictement régulé. Un comble d’hypocrisie pour des films dont la production même requiert un emploi intensif des outils technologiques.

N’y a-t-il pas de bons robots au cinéma?

Bien sûr, ceux qui servent unilatéralement l’humanité! Dans la conclusion de «I, Robot» (2004, d’après Isaac Asimov), un tri s’opère ainsi entre les machines jugées utiles et celles qui ont fini par se retourner contre leurs créateurs. Certains films des années 1980, de «Blade Runner» à «RoboCop», se sont attachés à une représentation plus nuancée de la figure de «l’homme-machine». Ils pointent les paradoxes propres à une humanité graduellement constituée de petits dieux assistés par des prothèses mécaniques, telle qu’a pu la décrire avec ironie Freud dans «Malaise dans la civilisation » (1929).

Vous dites que l’homme finit toujours par l’emporter mais dans certains films, la catastrophe, la fin du monde, ont déjà eu lieu comme dans «La Planète des Singes», «Mad Max» ou «Waterworld» par exemple…

On pourrait aussi citer «Le Survivant» (1971), incarné d’abord par Charlton Heston et rejoué par Will Smith en 2007 sous le titre du roman qui l’a inspiré, «Je suis une légende». Malgré de précédentes occurrences, littéraires comme cinématographiques, le genre post-apocalyptique émerge véritablement avec l’apparition de la bombe atomique et les angoisses qu’elle génère. Ces scénarios situés après la fin du monde sont des prétextes à une interrogation sur la refondation nécessaire de la société humaine, sous l’action de citoyens modèles ou de figures messianiques. Ce motif est très frappant dans «The Postman» ou «Waterworld», deux films où le héros incarné par Kevin Costner pose les bases d’une reconstruction purifiée de la société. Quant aux personnages négatifs de l’iconographie post-apocalyptique (admirablement concentrée dans la série «Mad Max»), ils portent à la fois les stigmates des excès technologiques de la civilisation et les signes d’une régression inacceptable vers une tribalité archaïque.

Comme les Américains, les cinéastes français se lancent eux aussi dans des oeuvres qui annoncent l’apocalypse. Mais les Européens réalisent des documentaires, contrairement aux fictions américaines, et ils dénoncent le risque de disparition de la nature à cause des excès de l’homme. C’est, du moins, la ligne idéologique du «Syndrome du Titanic», de Nicolas Hulot, comme d’«Océans», de Jacques Perrin…

Ces deux films s’inscrivent dans la lignée du documentaire de Yann Artus- Bertrand, «Home», ou de celui de l’exvice président américain Al Gore, dans «Une vérité qui dérange». Tous deux veulent sensibiliser l’opinion sur le risque et l’urgence d’une action. Mais de grandes différences existent, en France et aux Etats-Unis, dans la manière de formuler ce propos commun, cette cause juste.

Que faut-il penser de «Home»?

«Home» montre la Terre, la nature, mais depuis le ciel, c’est-à-dire une vision globale qui est le fruit de connaissances scientifiques et qui ne peut être représentée sans le recours à des moyens issus de la technologie (d’imposants travellings saisis depuis un hélicoptère). Jamais le sujet de cet impressionnant dispositif visuel ne se dévoile ni ne s’individualise sur l’écran. Sans vouloir faire de parallèle douteux, cette rhétorique n’est pas sans rappeler la forme du prologue de «Triomphe de la volonté» (1935), où Leni Riefenstahl filme des paysages et des foules vues du ciel, pour coller au point de vue quasi-divin du Führer depuis son avion. Le principe est de nous faire adhérer à une vision du monde par le biais de l’émotion et de l’esthétique. Certes, il y a une voix off, absente chez la cinéaste du IIIe Reich, mais cette voix demeure très distante, oscillant entre un ton docte, presque professoral, et un registre plus lyrique et poétique. Par contre, le film démarre sur un générique au fond très honnête dans son cynisme, puisque ce sont les logos des divers sponsors qui constituent peu à peu le titre du film.

Quelle différence avec le film d’Al Gore?

Al Gore place toujours l’individu au centre de son discours, ainsi que luimême! Il prend la place non seulement du narrateur, mais celle du héros au centre de la représentation, en vertu de son statut passé de potentiel président des Etats-Unis d’Amérique. Ici, le producteur du discours s’affiche en tant que personne, allant jusqu’à évoquer le cancer de sa propre soeur pour tenter de persuader, d’emporter la conviction des spectateurs. Autre différence: si Yann Artus-Bertrand gomme les artifices technologiques de son film (l’image ne se réfère pas à celui qui la produit, elle a l’air d’exister toute seule), Al Gore n’hésite jamais à les exhiber. Il est continuellement filmé utilisant son PC, prenant l’avion et recourant à une projection PowerPoint qui met clairement en évidence la réduction possible de ce film à une vaste conférence. Le point de vue est donc assumé, même si on le remet complètement en scène.

Que peut-on dire du «Syndrome du Titanic», le documentaire de Nicolas Hulot (sortie le 7 octobre 2009), sur la base de son site Internet?

Je n’ai pas encore pu le voir, bien sûr, mais ce qui frappe immédiatement dans le site, c’est la fenêtre qui vous renvoie à un «Espace enseignant». D’entrée de jeu, on associe, comme souvent en France, un film «à message» aux institutions publiques, et notamment à l’Education nationale. Comme s’il fallait l’assentiment des élites et des pouvoirs publics. Le mythe républicain fonctionne encore au travers d’une telle revendication pédagogique «pour tous», comme pour «Home» d’ailleurs, qui est diffusé gratuitement. En même temps, cet «Espace enseignant» témoigne d’une marque de confiance absolue dans le propos des spécialistes et des élites intellectuelles. Cela n’aurait certainement pas pu opérer d’une manière aussi unilatérale et décomplexée aux Etats-Unis.

Le film «Océans», de Jacques Perrin (qui sort le 27 janvier 2010) est le second documentaire français de cet automne. L’une des images de promotion du film est cette photo qui montre un plongeur à proximité d’un grand requin blanc. Comment l’analysez-vous?

C’est une image très intéressante, qui déjoue l’idée traditionnelle que l’on se fait du rapport entre l’homme et cet animal qui représente à merveille la nature dans ses aspects agressifs, sauvages, dangereux. Là, le plongeur n’a pas l’air d’avoir peur de cette immense créature vers laquelle il s’avance résolument. L’image distille ainsi l’idée d’un rapport apaisé face à la nature. Elle prône le courage de nous confronter à elle. La vision de ce grand requin blanc, espèce en voie de disparition, renverse tous les clichés véhiculés au cinéma par «Les Dents de la mer», de Steven Spielberg. On retrouve dans cette image la dualité «fascination et terreur», du sublime selon Hegel (le rapport disproportionné de l’homme face à la montagne). J’observe aussi une relation paradoxale à la nature, puisque le plongeur est, une fois encore, un homme qui doit se munir de prothèses techniques pour accéder à la contemplation de la nature. Nous reconstituons en fait toujours une expérience primitive grâce à une médiation technologique, une ambivalence dont les documentaires ne font malheureusement jamais mention.

Propos recueillis par Michel Beuret

Plus d’informations:
Laurent Guido, Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Ed. Antipodes, Lausanne, 2006.

Laurent Guido dirige actuellement un numéro de la revue canadienne Cinéma(s) autour de «Horreur et attraction» (vol. 10, n° 2-3, à paraître)

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