«Cette théorie du complot témoigne de l’ébranlement assez général des institutions»

Laurence Kaufmann. Professeure à l’Institut des sciences sociales (Faculté des sciences sociales et politiques).
Nicole Chuard © UNIL

Laurence Kaufmann est professeure à l’Institut des sciences sociales de l’UNIL, et sociologue de la communication. Elle a notamment travaillé sur les théories du complot. Propos recueillis par Jocelyn Rochat

Cette théorie du complot qui imagine que les Américains n’ont pas marché sur la Lune, mais ont filmé des images dans un studio secret, ça vous parle?

Elle est intéressante, parce qu’elle attaque toutes les institutions à la fois. Pour qu’un tel complot soit possible, cela suppose des connivences de l’ombre à très large échelle. Il faudrait le concours d’un cinéaste comme Stanley Kubrick, souvent présenté comme le réalisateur du film, mais encore de plusieurs présidents des États-Unis, de l’armée, de la NASA, des scientifiques, de l’industrie, des médias et même des Russes et des Chinois qui auraient pu dénoncer la supercherie et ne l’ont pas fait. Plus largement, cette théorie du complot témoigne de l’ébranlement assez général des institutions. L’institution politique, mais aussi la médiatique et même la scientifique, ces habituelles productrices de vérités, sont désormais très largement remises en cause.

Y a-t-il de vrais complots, ou seulement des théories?

Les deux peuvent coexister. Depuis que Donald Trump est devenu président des États-Unis, nous sommes entrés dans un monde où des fake news et autres «vérités alternatives» sont régulièrement distillées. Mais, au même moment, la justice américaine enquête sur une tentative de manipulation de la dernière élection présidentielle par des hackers russes. Là, c’est un vrai complot et un magnifique scénario de fiction.
Beaucoup de ces théories du complot impliquent les États-Unis et l’espace…

Certains chercheurs ont effectivement fait remonter le début de cette vague complotiste au maccarthysme. C’est à cette époque que se serait propagée une vision complètement paranoïaque de la politique, où l’État est infiltré par des ennemis intérieurs. Mais ce n’est pas la seule hypothèse: le XVIIIe siècle est aussi jalonné de nombreux complots. Là, c’est le roi qui est perçu comme un marchand de blé qui cache ses graines pour affamer le peuple. C’est intéressant de revenir à cette époque, parce que beaucoup de choses s’y jouent, et dont on trouve des échos dans l’actualité.

Par exemple?

C’est durant la Révolution française qu’on observe les premières théories du complot systématiques, comme le complot des aristocrates pour affamer le peuple. À un moment donné, l’explication de ce qui arrive ne peut plus être Dieu, le hasard, des coïncidences ou la main invisible. Ça ne peut être que des causes intentionnelles, donc forcément des agents. Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler le mouvement des gilets jaunes, qui, à ses débuts, a réagi au mépris du Gouvernement et à la rupture du pacte social minimal, qui est l’exigence de subsistance, ce qui ouvre la voie à tous les complots politiques, au XVIIIe comme au XXIe siècle.

Un complotiste serait quelqu’un qui veut donner du sens?

Oui, il y a derrière ces théories l’idée que rien n’arrive par hasard et que les apparences ne sont pas ce qu’elles sont. Il faut donner une explication à un événement, souvent d’importance, et qui est scandaleusement inexplicable. Ni le hasard ni la fatalité ne sont recevables. Il doit y avoir une cause intentionnelle dans l’ombre. Le complotisme permet de réorganiser ce qui nous arrive, en termes d’amis ou d’ennemis, et de pointer une figure du mal, même très puissante, qui peut être combattue. Cet enjeu est souvent perçu comme vital, notamment chez les complotistes extrêmes qui y voient un danger mortel, et qui vivent dans une sorte de «C’est lui ou c’est moi», qui les rend dangereux.

Les théoriciens du complot fonctionnent souvent à la manière des scientifiques…

À cette différence près qu’ils connaissent le résultat de l’enquête avant de la commencer. Dans le complotisme, il y a un côté carré, des simplifications, parce qu’il n’y a pas de doute sur qui est gentil et qui est méchant. Le complotiste est persuadé de sa conclusion. Il mène une enquête à charge. Le complotisme, c’est une sorte de rationalité décharnée.

Comment répondre à une théorie du complot?

On a beaucoup dit que, plus on essaie de les dénier, plus on leur donne de force. Du coup, la seule solution serait le silence, de faire comme si elles n’existaient pas. Parce qu’il y a un cycle de vie et de mort des théories du complot comme des rumeurs. Au bout d’un certain temps, elles meurent ou elles repartent.

Quelle influence attribuez-vous à Internet dans ce phénomène?

Internet favorise les théories du complot. Notamment parce que les complotistes réfléchissent en termes de biais de rationalité, et tentent de détecter des agentalités dans des phénomènes. L’exemple classique, c’est de voir des formes dans les nuages. De la même manière, quand vous assistez à une série d’événements opaques, vous pouvez aussi y voir des formes, donc des agents à l’œuvre et des complots. Ce biais est augmenté par Internet où tout le monde partage ses dernières découvertes, ce qui provoque une effervescence de la recherche de la preuve. Il y a aussi l’idée que, sur les réseaux, chacun peut faire la différence en dénonçant par une succession de travaux de fourmi les complots des grands de ce monde.

Article principal: On a (peut-être pas) marché sur la Lune

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