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Duel de table (I)

« Patriarcat ou Matriarcat ? »

Le duel de table veut, en son principe, mettre en dialogue le travail de deux auteurs dans le but d’élever le degré de conscience du lecteur et, plus généralement, de faire monter le niveau. Deux penseurs sélectionnés pour leur travail sur plus ou moins le même sujet mais avec une méthodologie différente et donc des résultats différents. Présentons nos deux protagonistes brièvement. Le premier, Friedrich Engels, est bien connu. Il s’agit du collaborateur et ami de Karl Marx. Ils sont deux figures majeures du mouvement communiste. Le travail d’Engels mobilisé ici sera son ouvrage Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat datant de 1884. Cheikh Anta Diop est lui moins connu, il a notamment été l’élève de Leroi-Gourhan dont le travail en paléoanthropologie demeure important. Diop est un penseur qui expose et valorise la pensée africaine de manière générale. Dans son œuvre, assez importante, c’est son ouvrage L’unité culturelle de l’Afrique noire, datant de 1959, qui nous intéresse spécifiquement.

Pour mettre en place notre dialogue, nous allons d’abord exposer les deux thèses développées par chacun et montrer leurs différences ou leurs complémentarités. Ensuite, nous tenterons de dégager les éléments les plus importants et les plus nourrissants d’un point de vue intellectuel. Nous leur donnerons le plus possible la parole et feront un effort pour que leurs thèses respectives soient clairement expliquées sans les tronquer.

Thèse d’Engels

Engels commence par le système de la parenté qu’il dit reconnaître chez différentes peuplades, il cherche donc dans le développement historique une explication du système de la parenté. « Les dénominations de père, enfant, frère, sœur ne vont pas de simples titres honorifiques, mais entraînent avec elles des obligations mutuelles très précises, très sérieuses, dont l’ensemble forme une part essentielle de l’organisation sociale de ces peuples. » (p.38)

Il développe, par la suite, ce qu’il appelle « le commerce sexuel sans règles » qu’il explique de cette manière : « Avant que l’inceste eût été inventé (car c’est bel et bien une invention, et même très précieuses), le commerce sexuel entre parents et enfants pouvait ne pas être plus repoussant qu’entre d’autres personnes appartenant à des générations différentes ; or, celui-ci se présente de nos jours, même dans les pays les plus prudhommesques, sans soulever une profonde horreur ; même de vieilles « demoiselles » de plus de soixante ans  épousent parfois, si elles sont assez riches, des jeunes gens d’une trentaine d’années. Mais si nous enlevons aux formes les plus primitives de famille que nous connaissons les notions d’inceste qui s’y rattachent, – notions totalement différentes des nôtres et qui, bien souvent, leur sont diamétralement opposées, – nous arrivons à une forme de commerce sexuel qui ne peut être appelée que « sans règles. » « Sans règles », puisque les restrictions imposées plus tard par la coutume n’existaient pas encore. » (p.44-45)

Il fait subir à cette notion de « commerce sexuel sans règles » une analyse historique constituée de quatre stades d’évolution.

1. La famille consanguine

  • La première étape, les groupes conjugaux sont séparés suivant les générations. Les grands-pères et les grands-mères sont entre eux maris et femmes mais ce n’est pas le cas avec leurs enfants ni avec leurs petits-enfants ni même encore avec leurs arrière-petits-enfants. La liaison mari-épouse n’est qu’intergénérationnelle et exclut donc le mariage parents-enfants. Engels précise bien que ce type de famille n’existe plus à son époque mais qu’il est nécessaire qu’elle ait existé comme stade préalable.

2. La famille punaluenne

  • Le progrès, après la séparation intergénérationnelle, c’est la séparation entre frères et sœurs mais pas n’importe lesquelles. Il s’agit des frères et sœurs utérines, c’est-à-dire du côté maternel. Ce progrès permit aux tribus de se développer plus vite. Cela menant à la création de la gens, la base du régime social de la plupart des peuples barbares et qui conduira, en Grèce comme à Rome, à ce que Engels appel la civilisation. Par la séparation entre frères et sœurs du côté maternel, c’est la nécessité logique de la catégorie des neveux et nièces qui émerge. C’est à ce moment précis que Engels met en mouvement une réflexion sur le matriarcat qu’il formule de la façon suivante : « Dans toutes les formes de la famille par groupe, on ne peut savoir avec certitude qui est le père d’un enfant, mais on sait à n’en pas douter qui est la mère. Bien qu’elle appelle tous les enfants de l’ensemble de la famille ses enfants, et qu’elle ait envers eux des devoirs maternels, elle distingue pourtant ses propres enfants parmi les autres. Il est donc évident que, tant qu’existe le mariage par groupe, la descendance ne peut être prouvée que du côté maternel, et que seule la filiation féminine est donc reconnue. »

3. La famille appariée

  • A mesure que la gens se développe matériellement, un nouveau mode de famille apparaît à l’horizon. A ce stade, un homme vit avec une femme. Cependant, la polygamie et l’infidélité occasionnelle demeurait à l’apanage des hommes. La plupart du temps, la stricte fidélité est exigée pour les femmes pour la durée de la vie commune et leur adultère est cruellement puni. Le lien conjugal peut être défait facilement et les enfants appartiennent seulement à la mère. En s’appuyant sur Morgan, Engels explique que les mariages entre gens non sanguines étaient plus optimaux du point de vue de la sélection naturelle. Engels nous dit aussi que la famille appariée donnait aux femmes le statut le plus élevé jamais atteint et qu’il n’y avait aucune raison objective pour que la famille subisse encore un quelconque changement. Ce changement est venu à la faveur de nouvelles forces sociales issues de l’introduction de l’élevage, du travail des métaux, du tissage et de l’agriculture. Les femmes se changeaient en valeurs d’échange en même temps que le bétail se faisait propriété privée. Un développement de la richesse de l’économie primitive a été à la source d’une évolution anthropologique que Engels, là encore, décrit très bien lui-même : « Donc, au fur et à mesure que les richesses s’accroissaient, d’une part elles donnaient dans la famille une situation plus importante à l’homme qu’à la femme, et, d’autre part, elles engendraient la tendance à utiliser cette situation affermie pour renverser au profit des enfants l’ordre de succession traditionnel. Mais cela n’était pas possible, tant que restait en vigueur la filiation selon le droit naturel. C’est donc celle-ci qu’il fallait renverser tout d’abord, et elle fut renversée. Ce ne fut pas aussi difficile qu’il nous semblerait aujourd’hui. Car cette révolution – une des plus radicales qu’ait jamais connue l’humanité – n’eut pas besoin de toucher à un seul des membres vivants d’une gens. Tous les membres de la gens purent rester ce qu’ils étaient auparavant. Il suffisait de décider qu’à l’avenir les descendants des membres masculins resteraient dans la gens, et que les descendants des membres féminins en seraient exclus et passeraient dans la gens de leur père. Ainsi, la filiation en ligne féminine et le droit d’héritage maternel étaient abolis, la ligne de filiation masculine et le droit d’héritage paternel étaient instaurés. » S’en suit donc le développement de la famille patriarcale : « le renversement du droit maternel fut la grande défaite historique du sexe féminin. Même à la maison, ce fut l’homme qui prit en main le gouvernail ; la femme fut dégradée, asservie, elle devint esclave du plaisir de l’homme et simple instrument de reproduction. Cette condition avilie de la femme, telle qu’elle apparaît notamment chez les Grecs de l’époque héroïque, et plus encore de l’époque classique, on la farde graduellement, on la farde de faux semblants, on la revêt parfois de formes adoucies ; mais elle n’est point de tout supprimée. »
  • De ce point de vue nous comprenons bien l’évolution suivante à savoir le passage de la famille appariée à la famille monogamique. Car il faut assurer la fidélité de la femme donc la paternité des enfants. Ce passage anthropologique est aussi celui du passage à l’écriture et donc de l’histoire écrite.

4. La famille monogamique

  • Comme nous l’avons vu précédemment, ce type de famille est basée sur la domination de l’homme à dessein de produire des enfants d’une paternité certaine et nécessaire car ces enfants, en leur temps, prendront possession de la fortune paternelle en qualité d’héritiers directs. De même il est clairement dit : « L’existence de l’esclavage à côté de la monogamie, la présence de belles et jeunes esclaves qui appartiennent à l’homme corps et âme, voilà ce qui imprime dès le début à la monogamie son caractère spécifique : celui de n’être monogame que pour la femme seulement, et non pour l’homme. Le caractère, elle le garde encore de nos jours. »

Voici, rapidement exposé, le travail de Friedrich Engels concernant la question matriarcale et patriarcale. A présent, nous allons aborder la critique que fait Cheikh Anta Diop des conceptions d’Engels dans son livre L’unité culturelle de l’Afrique noire. Il explique notamment qu’Engels s’est appuyé sur les travaux de Bachofen et de Morgan afin de montrer le caractère provisoire de la famille monogame bourgeoise. Il nous dit notamment ceci : « Etant donné que Engels a surtout apporté un appoint d’arguments pour appuyer les théories du matriarcat dont il avait besoin pour sa propre thèse, c’est dans le chapitre II consacré à la critique qu’on aura l’occasion de revenir sur ses idées. L’examen dont celles-ci seront l’objet ne vise en rien à attaquer les fondements du marxisme : il s’agit simplement de montrer qu’un marxiste a utilisé dans une construction théorique des matériaux dont la consistance n’était pas prouvée. » (p.18)

Diop explique que les sociétés européennes sont tellement habituées et fondées sur le patriarcat que l’on admet tacitement le matriarcat en premier puis le patriarcat ensuite. Une des lacunes de Bachofen c’est qu’il n’a jamais été en mesure de prouver, au sein d’un peuple déterminé, le passage, jugé universel, du matriarcat au patriarcat. On ignore l’époque où les Grecs et les Romains auraient pu être des sociétés matriarcales. La difficulté est escamotée en se tournant vers les aborigènes. De même, il explique qu’au lieu de conceptualiser ce passage universel du matriarcat au patriarcat on pourrait aisément concevoir que les deux coexistaient dans le même temps et que les communautés, au bout d’un certain temps, adoptaient par la suite l’un ou l’autre selon des circonstances qu’il faudrait expliquer. Cheikh Anta Diop explique très bien ces circonstances par le clivage nomade/sédentaire : « Dans cette existence qui se réduisait à de perpétuels déplacements le rôle économique de la femme était ramené au strict minimum ; elle n’était qu’un fardeau que l’homme traînait derrière lui. En dehors de la procréation, son rôle dans la société nomade est nul. C’est à partir de ces considérations qu’une explication nouvelle peut être tentée pour justifier le sort de la femme dans la société indo-européenne. Ayant moins de valeur économique c’est elle qui quitte son clan pour rejoindre celui de son mari, contrairement à la coutume matriarcale qui exige l’inverse. » (p.29)

Donc une peuplade nomade avait intérêt, pour des raisons matérielles, à adopter le régime familial de type patriarcal.

Critique des thèses d’Engels

La critique que fait Diop sur le travail d’Engels est bâtie sur l’identification du postulat qui caractérise son travail à savoir le fait que : « Toutes les nuances de parenté objective sont, primitivement, rendues par le langage. Celui-ci n’enregistre que des liens qui ont réellement existé à un moment donné. On ne comprendrait pas alors pourquoi, dans le cas du mariage par groupes, la mère, sachant pertinemment que les autres enfants ne sont pas les siens, les appelle pourtant ses enfants. Ici, le langage trahit volontairement la réalité et n’exprime pas la parenté réelle, mais une parenté sociale ; et le fait est d’autant plus grave que cette sorte d’altération due à la société remonte à l’époque la plus primitive, celle du « stade inférieur de la barbarie. » Dès l’origine, la société introduit donc insidieusement des causes d’erreurs et le système dont l’objectivité semblait garantie est vicié à la base ; il a besoin, dans une seconde opération, de distinguer ces mères pour rendre compte de la filiation matrilinéaire. Cette contradiction qui réside dans ses fondements n’a pas été surmontée correctement, mais a été étouffée, écrasée par l’édifice théorique. » (p.42-43)

Cheikh Anta Diop, après avoir tracé un historique de Patriarcat et du Matriarcat au niveau du bassin méridional et nordique, nous fait part de certaines anomalies anthropologiques. Nous en évoquerons juste une : le règne de la reine Hatchepsout en Egypte. Elle est la première reine régnant seule dans l’histoire de l’humanité. Elle était la seule enfant vivante de la reine Ahmôsis et de Thoutmosis Ier. Son cas fut unique et extraordinaire. Cela fut la conséquence d’un Matriarcat opérant car c’est le degré de noblesse de la mère qui donnent des droits au trône. Hatchepsout voulait être pharaon et cela intégralement, jusqu’à porter la barbe postiche qui était un symbole d’autorité. Elle alla même jusqu’à organiser la première expédition connue sur la Côte de Somalis, au Pays Pount d’où elle ramènera des espèces végétales qu’elle acclimatera au climat égyptien.

Pour conclure, nous avons tenté, au travers de ce premier duel de table, de faire dialoguer deux auteurs bien différents mais sur un sujet auquel, tous deux, ont apporté leur contribution personnelle. Nous tenons à rappeler aussi que nous avons pris dans leur travail l’œuvre qui traite spécifiquement de la question de départ. Il s’agit donc d’avoir à l’esprit que cela ne résume pas l’œuvre de nos deux penseurs mais en constitue un simple avant-goût. Aussi s’agit -il de compenser cette introduction fort réductrice par un investissement personnel et une prise en main de l’intégralité de leur travail respectif.